26 Mars 2017
Un Moldave s'est mis en tête de jouer les œuvres d’un Hongrois plus Parisien que beaucoup de Français, parti à la recherche de ses racines mythiques dans la musique rom… Une soirée particulière particulièrement enchanteresse.
L’homme qui apparaît, Alexander Paley, mince, sérieux, l’air plutôt renfermé, semble clos sur lui-même, imperméable au monde extérieur. Il se précipite droit sur le piano, presque sans regarder personne, et, avant même que les applaudissements aient cessé, commence à jouer. La première Rhapsodie, si sombre, si nocturne.
En quelques notes nostalgiques, qui s’égrènent à grand-peine avant de prendre leur envol, on a quitté le XXe siècle pour un mal de vivre qui est de tout temps et de tout lieu. L’appel de l’ailleurs est si fort qu’on suit la montée de l’émotion suscitée par la musique dont la force dramatique s’intensifie tandis que s’installe ce qui formera l’une des constantes de toutes ces rhapsodies : une forme de frénésie au clavier, comme si le pianiste, à la tête de ce nouvel outil qu’est le piano de concert moderne, cherchait à en explorer toutes les possibilités expressives, toute la liberté de composition qu’autorise la vélocité d’interprétation qu’il permet.
Une exploration virtuose d’un nouvel instrument
Tout au long de ces rhapsodies, Liszt expérimentera – avec génie – tout ce que l’instrument lui offre de possibilités expressives. Crescendos et decrescendos vertigineux, suite d’accords réalisés dans l’urgence du drame, clavier à peine effleuré ou accords violemment plaqués, grands écarts entre les octaves, balayage le long du clavier avec le dos d’un doigt suivis de frappes soudaines… On mesure, à entendre ces morceaux, l’interprète d’exception qu’était Liszt, qui fut l’un des premiers concertistes au sens moderne, se produisant dans une salle de spectacle et non plus dans un salon, talentueux au point que Schumann, lui aussi pianiste remarquable qui écrivit des partitions réputées difficiles en particulier pour la main gauche, lui confia certaines de ses œuvres.
Une intense invitation au voyage
L’exercice de virtuosité que représentent ces Rhapsodies est incroyable. On reste fasciné par cet instrument qui gronde, pleure et se débat, vous sourit parfois, vous entraîne mais surtout vous mène au bout de vous-même, vous oblige à vous retourner, à regarder en dedans. On garde les yeux fixés sur les doigts minces et nerveux d’Alexander Paley qui courent sur le clavier, passant de la douceur la plus grande à la violence la plus intense. Tantôt il caresse les touches, tantôt il malmène l’instrument, absorbé tout entier dans la musique, sans l’aide de la moindre partition. Lové sur le clavier dans les passages intérieurs, il chante avec la musique lorsqu’elle se fait plus enlevée, martelant le clavier avec un bel entrain, relevant la tête et ouvrant les bras lorsque les notes s’élèvent avec légèreté pour nous inviter à sortir de nous-mêmes. Son interprétation est si intense qu'elle le transforme en fontaine se déversant sur le clavier sans en avoir le moindre souci, absorbé qu’il est dans la musique.
Notre public de concert, habitué qu’il était d’applaudir après chacun des morceaux, l’a laissé interdit. Il se levait comme un automate réveillé de son rêve, un peu hagard. Il aurait préféré, je pense, jouer sans interruption, laisser la musique couler dans sa diversité, rester concentré sur cette musique qui le transportait dans une autre vie, qui nous transportait dans une autre vie. Certains d'entre nous auraient aussi préféré prolonger sans interruption, d’une rhapsodie à l’autre, ce parcours aux allures de voyage initiatique, métaphysique.
La musique magyare, une réalité fantasmée
Je ne détaillerai pas chacun des morceaux. De la musique tsigane, parfois très présente, d’autres fois éloignée comme une réminiscence, Liszt avait retenu l’alternance de rythmes lents (le « lassan ») et rapides (la « friska ») et le dialogue de deux instruments, traditionnels dans cette musique, le violon et le cymbalum, un instrument comportant une centaine de cordes qu’on frappe avec de petits marteaux ainsi que, par endroits, des airs de danse. Mais l’important n’était pas là. Même si la musique tsigane remontait à la surface, avec parfois des accents plus orientaux, comme dans les passages lents de la rhapsodie n°10 (Preludio), elle avait la dimension d’un fantasme, celle d’un paradis perdu improbable sur lequel le rêve s’attarde comme dans un lieu inaccessible mais omniprésent. Ainsi songent les exilés, d’où qu’ils soient et quelle que soit la cause de leur exil. C’est cette histoire que nous raconte Liszt dans ces morceaux pleins de bruit et de fureur, mais aussi de douceur et de tristesse.
Des rhapsodies : une leçon de musique entre continuité et grands écarts
Trente ans d’écart séparent les quinze premières rhapsodies des quatre dernières. Les premières sont publiées en 1853, les autres entre 1882 et 1885. Dans l’intervalle, la musique de Liszt a profondément évolué. Si elle conserve la même virtuosité, elle se teinte d’accents propres aux formes musicales introduites à la fin du siècle. La différence est perceptible dès les premières mesures. La musique se fait plus âpre, moins mélodieuse, parfois proche de rythmes de jazz avant de retrouver l’origine tsigane qui se mêle désormais à la modernité.
Témoins suspendus entre ces mondes, nous nous imprégnons de la musique, la laissant couler en nous comme un fleuve impétueux. Près de trois heures durant, Alexander Paley aura porté l’émotion vers une incandescente union de la tête et des sens.
Rhapsodies hongroises de Franz Liszt
Interprétées par Alexander Paley
Salle Gaveau – 45-47 rue La Boétie – 75008 Paris
23 mars 2017, 20h30
Tél. : 01 49 53 05 07