22 Janvier 2017
Deux programmes romantiques en diable pour le violoncelle et le piano : Brahms, Schubert et Rachmaninov. Un choix de répertoire qui semble dans l’air du temps. Aurions-nous du vague à l’âme dans cette époque désincarnée et gestionnaire ? Peut-être recherchons-nous ce petit supplément pour compenser la difficulté d’exister…
Flamboyance et complicité
Un petit mot sur les interprètes, tout d’abord. Chez Maurizio Baglini, outre ses qualités pianistiques remarquables, le réflexe de l’enseignant : le désir de nous faire partager sa connaissance des œuvres, de nous éclairer sur leurs particularités, leurs références, leurs citations musicales. Chez Silvia Chiesa, le baroque, dans sa manière flamboyante de s’habiller – perles brodées et chaussures scintillantes à talons démesurés et beaucoup d’énergie. Son instrument, de la toute fin du XVIIe, a une résonnance particulière, qu’amplifie la puissance d’interprétation de la dame. Entre eux deux, beaucoup de complicité, particulièrement sensible dans les regards qu’ils s’échangent et dans l’attention qu’ils portent l’un à l’autre dans ces partitions difficiles ou les deux instruments dialoguent, à un rythme souvent extrêmement soutenu.
Schubert : l’obsédante ritournelle de la ronde des sentiments
Quant au programme, pour Schubert, la Sonate en la mineur porte le nom d’« Arpeggione » parce qu’elle fut composée pour cet instrument à six cordes, dit aussi guitare-violoncelle, plus guère usité aujourd’hui. Vous savez sans doute que Schubert apprit le violon avec son père, instituteur, avant d’être l’alto du quatuor à cordes familial. Ce qui explique vraisemblablement en partie la maîtrise qu’il montre dans ses quatuors à cordes, mais n’ôte rien à son génie de la composition. Cet Arpeggione fit l’objet de nombreuses adaptations pour le violoncelle, la difficulté consistant à adapter pour les quatre cordes de l’instrument une composition prévue pour six, ce qui oblige l’interprète à une véritable gymnastique pour compenser l’absence de ces deux cordes. Ce morceau, daté de 1824, est contemporain de la Mort et la Jeune fille (Das Tod und das Mädchen). Tristesse pour cette œuvre de fin de vie – Schubert est déjà très atteint par la syphilis – qui voit tourbillonner les souvenirs de temps anciens plus riants. Quelques notes font régulièrement remonter le passé à la surface et reviennent comme un leitmotiv obsédant tout au long du morceau, développées en infinies et subtiles variations. Le mal-être de Schubert s’exprime dès les premières notes, très mélancoliques, avec l’introduction au piano, bientôt relayé sur le même ton élégiaque par le violoncelle. Les reprises et variations du thème lui confèrent une force de ritournelle obsédante déroulant toute la gamme des sentiments. On retrouve l’habituelle délicatesse de Schubert dans cette composition où le piano assure l’orchestration qui accompagne les cordes.
Brahms, un « ancien » tout en fougue et contrastes
Pour Brahms, je ne vous parlerai que de la 2e sonate pour violoncelle et piano en fa majeur op. 99, composée en 1886, la première (op. 38, 1862-1865) dite Pastorale, m’intéressant moins sur le plan musical. Cette sonate se distingue, me semble-t-il, de l’œuvre globale de Brahms par son modernisme, ce qui peut paraître paradoxal quand on sait la querelle qui l’oppose à l’époque à Liszt et Wagner, querelle des « anciens » contre les « modernes ». À cette époque, Liszt le considère comme un rétrograde attaché aux formes du passé alors que lui-même voit l’évolution de la musique du côté du poème symphonique. Il n’empêche que cette sonate est dans sa forme extrêmement intéressante, toute en contrastes, en coups d’archet rapides et nerveux que le piano fait chaque fois monter d’un cran alternant avec des passages plus mélodieux, plus « brahmsiens » dans l’ampleur et le motif. À certains endroits, le violoncelle forme même, en cordes pincées comme à l’archet, comme un continuo à peine modulé qui sourd derrière le piano qui égrène de son côté quelques notes parcimonieuses. Nos deux compères firent merveille avec leur fougue toute italienne, leur sens du drame et des contrastes, passant du très ténu, presque imperceptible, à une présence entêtante, rapide et appuyée.
La renaissance à la vie de Rachmaninov
De la même manière, je n’aborderai pour Rachmaninov que la Sonate pour violoncelle et piano en sol mineur op. 19, particulièrement remarquable. Écrite en 1901, et faisant suite à la dépression qui touche Rachmaninov après l’échec public de sa Première symphonie, elle fait partie des œuvres qui marquent la renaissance à la vie et au désir de composer du musicien. Une œuvre très russe, celle-là, où s’impose l’image de la steppe en hiver, étendue blanche à perte de vue où le regard se perd au lointain avant que ne se dessine une chevauchée sauvage qui emplit l’espace et l’urgence du mouvement dans ce temps immobile, figé dans le froid et la neige. La musique se fait parcours chaotique, entre accalmies et tourbillons, mélodie et martèlements dramatiques en crescendo. Douceur et excès se conjuguent, du presque diaphane, mots égrenés, à peine proférés, aux élans d’une âme qui gronde, frémit, explose. Toute en ruptures, l’œuvre s’empare de vous. Elle vous manipule, marionnette de ces mouvements de l’âme entre les mains d’un musicien démiurge qui vous séduit autant qu’il vous prend à partie, vous endort dans la douceur trompeuse d’une veillée au coin du feu avant de vous entraîner dans sa mélancolie ontologique, avec ses urgences et ses accès de violence. Un véritable dialogue anime le piano et le violoncelle. Rachmaninov, pianiste de talent, entretenait une relation particulière avec le violoncelle dont jouait l’un de ses amis proches. Dans ce morceau, aucun des deux instruments n’est le faire-valoir de l’autre. Ils se répondent en permanence, chacun assurant l’orchestration de l’autre à tour de rôle, venant l’enrichir de ses sonorités propres. Au bout du bout, c’est très beau…
SF
Duo Baglini-Chiesa
Silvia Chiesa (violoncelle) et Maurizio Baglini (piano)
Le 30 novembre 2016
Johannes Brahms (1833-1897), Sonates n° 1 en mi mineur op. 38 pour violoncelle et piano et n° 2 en fa majeur op. 99
Franz Schubert (1797-1828), Sonate en la mineur pour violoncelle et piano « Arpeggione »
Le 1er décembre 2016
Sergueï Rachmaninov (1873-1943), Due pezzi (op. 2), Andante cantabile en ré majeur (arr. F. Schertel), Vocalise op. 34 n° 14, Sonate pour violoncelle et piano en sol mineur, op. 19
Azio Corghi (1937-), « D’après cinq chansons d’élite » dédié au duo Baglini-Chiesa
Institut culturel italien. 50 rue de Varenne – 75007 Paris
Tél. 01 44 39 49 39