22 Janvier 2017
Quoi de plus dissemblable en apparence que la musique savante, cérébrale d’un Jean-Sébastien Bach et celle tout en affects des tangos d’Astor Piazzola ? Pourtant la passerelle introduite par le duo Intermezzo entre le XVIIIe et le XXe siècle fonctionne admirablement. Bach aurait-il été fasciné par la musique de Piazzola comme Piazzola le fut par Bach ? On gage que ces deux extrêmes se rencontreraient dans leur extraordinaire exigence musicale.
Voulez-vous danser le tango ? Cette musique est de celles qui vous saisissent et vous entraînent au fil de leurs émotions. Le tango est une musique de café triste, étrange, charriant spleen et nostalgie, une lutte de corps à cœurs toute en déchirures de l’âme, en abandons traversés de sursauts de violence, en élévation de l’âme dans la douleur, en lenteurs saisies par l’urgence, en ruptures et en contrepoints. Piazzola lui a donné sa pureté orgueilleuse, son ineffable gravité. On reste pensif, souffle suspendu, quand retentit par exemple Soledad, un chant de solitude et de désespérance. C’est toute l’affliction du monde qui y réside. Quelques notes égrènent au piano une ritournelle lente peuplée d’infinies variations, de plus en plus martelée et dense au fil du morceau tandis s’élève la plainte sans fin du bandonéon.
Un harmonium du pauvre où frémissent toutes les passions du monde
Le passage de Bach à Piazzola et de Piazzola à Bach s’est opéré sans heurt, comme si par-delà les siècles ces musiques se devaient de dialoguer. Les fugues de Bach, dans leur mécanique implacable, ne répondent pas seulement par hasard aux accents lyriques et martelés de Piazzola, à l’écorchure vive portée par la musique. Elles en sont le pendant, l’autre versant de la montagne, l’avers face au revers, le jour opposé à la nuit. Une nuit où le bandonéon tient sa place. Cet harmonium du pauvre introduit en Argentine par des marins allemands a deux claviers plus limités que ceux de l’accordéon mais un énorme soufflet qui permet de pousser la note très loin, de faire vibrer la mélodie pendant un temps infini puis de resserrer tout à coup l’espace-temps, de le comprimer pour que s’en arrachent des notes fiévreuses.
Des interprètes inspirés
Sébastien Authemayou montrait sur son visage toutes les émotions qui traversaient l’instrument. Il était face offerte à la douleur, pieds trépidant au rythme syncopé de la musique, homme-instrument dans son entier. Quant à Marielle Gars, elle répondait au bandonéon, attentive au dialogue des deux instruments, tantôt violente et presque désaccordée, tantôt partenaire de ce corps à corps d’homme et de femme où se joue le destin du monde. Le public ne s’y est pas trompé : lorsque s’achevaient ces morceaux où chacun rentre en lui-même, poursuivant ses propres souvenirs enfouis, un long silence, dense et pensif, suivait avant que ne se déclenchent les applaudissements.
Quand Piazzola ne jouait pas du Piazzola
Les musiciens nous ont également régalés d’anecdotes. L’une d’elles est remarquable. Piazzola vient à Paris suivre les cours de Nadia Boulanger. Elle lui demande de présenter des morceaux de sa composition. Elle écarte ce qu’il lui apporte avec un commentaire du genre : « Pourquoi faire du Stravinsky, du Hindemith ou du Rachmaninov ? Jouez-moi quelque chose qui vous ressemble. » Piazzola sort alors son bandonéon et c’est ainsi que naît Triunfal, mêlé, hier soir, à Jean-Sébastien Bach. C’est parfois par hasard que se décide l’orientation d’une vie. Il faudra à Piazzola en passer par le tango pour trouver ce tyme unique qui le caractérise.
Qaunt au concert, ce fut un beau moment, l’un de ceux qu’on aime à rencontrer, un très beau travail, très sensible, qui transcende la difficulté technique d’exécution pour nous amener aux rives d’une authentique émotion.
Duo Intermezzo – Marielle Gars (piano), Sébastien Authemayou (bandonéon)
Astor Piazzola : Michelangelo’70, Milonga del ángel, Primavera Porteña, Soledad, Muerte del ángel
Jean-Sébastien Bach, Sonate en do mineur BWV 1017 (Largo)