14 Mars 2024
En 1974, le petit pays africain de Guinée-Bissau accède à l’indépendance. Au travers d’une fiction enrichie par ses souvenirs personnels et des documents d’archives, le réalisateur guinéen Sana na N’Hada jette un pont entre la fin des années 1960 et aujourd’hui.
C’est véritablement à la fin des années 1950 que les pays d’Afrique noire s’affranchissent des tutelles européennes et acquièrent leur indépendance. Hormis les Comores, ex colonie française, qui n’accède à l’indépendance qu’en 1975, les derniers pays européens à accepter l’indépendance de leurs anciennes colonies en Afrique sont l’Espagne et le Portugal, l’Espagne en 1968 pour la Guinée équatoriale, le Portugal dans les années 1974-1975, au moment de la chute du pouvoir de Salazar et de la révolution des Œillets (1974). C’est dans ce contexte que le réalisateur ancre sa fiction. Elle commence avec la lutte armée clandestine contre le pouvoir portugais pour s’achever quelques décennies plus tard, avec la crise qui sévit dans le pays et les troubles qui s’ensuivent.
Un homme dont « homonyme » est le nom.
Nome, c’est tout un chacun. Celui qui ressemble à beaucoup d’autres, qui se reflète dans beaucoup d’autres. Celui dont le nom est celui de tous les autres. Un « héros » de l’histoire qui n’est pas un chevalier sans peur et sans reproche mais un individu sans réelle substance qui pourrait être n’importe qui. Bon à rien ou à peu de choses, Nome engrosse une jeune fille du village et, incapable d’assumer ses responsabilités, s’enfuit. Il entre alors, sans véritable conviction, dans l’armée révolutionnaire de libération où il se distingue par son manque d’empathie. Il y prend du galon et, une fois l’indépendance acquise, entre dans la « nomenklatura » du pouvoir. Il s’y révèlera arriviste, oublieux de ses anciens camarades de lutte et sans pitié. Le film s’achève sur cette note désabusée et pessimiste.
Si le parcours de ce Monsieur Personne-Monsieur Tout-le-monde qu’est Nome est révélateur des comportements individualistes et vénaux qui font le lit des dictatures africaines, ce qui fait l’intérêt du film est aussi ailleurs, dans sa plongée au cœur de la vie, des traditions et des croyances qui imprègnent la société guinéenne et dans l’évocation que fait le réalisateur des projets utopistes portés par la révolution, jusqu’à l’assassinat de son leader charismatique, Amilcar Cabral.
Une attention portée à la tradition
Le film commence par l’évocation de la vie villageoise et des rituels d’initiation ou de conjuration qui forment le soubassement de cette micro-société. Il nous fait pénétrer dans les croyances animistes qui gouvernent l’esprit des villageois. Au cœur de la forêt, dans la pénombre dense et grouillante d’une vie occulte, la nature est un monde peuplé d’esprits et les rituels servent non seulement à leur rendre grâce ou à se les concilier mais aussi à permettre aux âmes damnées qui n’ont pas été honorées par les vivants de partir en paix. Ainsi l’enfant Raci, dont la forêt est l’amie, cherche-t-il à restaurer l’équilibre du village en construisant un nouveau bombolon, un tambour à fente creusé dans un tronc que l'on frappait de manière codifiée pour transmettre les informations de village en village. À l’époque de la lutte armée, il sert de moyen de communication aux insurgés, qui font croire aux Portugais qu’il appelle au divertissement quand il s’agit de réunions politiques.
Une fiction partiellement autobiographique
C’est de son expérience personnelle que le réalisateur tire en partie la galerie de personnages qui animent sa fresque révolutionnaire. « À cette époque, déclare-t-il, chacun de nous avait une raison de partir à la guerre. » Par engagement révolutionnaire, pour fuir la répression coloniale et, pour beaucoup, comme pour Nome, par désir de s’extraire de son milieu. Dans le film, Cuta, la femme qui possède un don de clairvoyance, s’inspire d’une de ses tantes. Le personnage de l’enfant s’ancre dans ses souvenirs d’enfance et Quiti prend sa source dans son expérience d’infirmier chargé de transporter et de soigner les blessés des guérilleros alors qu’il est à peine sorti de l’adolescence – il a quinze ou seize ans.
Le rôle du cinéma dans le processus révolutionnaire
Des extraits de films pris sur le vif et tournés en 16 mm viennent compléter les éléments de la fresque en apportant une note documentaire et une immédiateté de l’événement en train de se faire. Ils sont récupérés dans les 40 % subsistant d’un stock de films, tournés durant la guerre de libération du peuple guinéen, dont le reste a malheureusement été détruit en raison de ses mauvaises conditions de conservation.
Devant l’afflux de journalistes étrangers venus suivre les événements, Amilcar Cabral imagine en effet de constituer un corpus de films produit par les forces révolutionnaires pour sensibiliser l’opinion internationale et diffuser leur version des événements. Pour cela, il faut former de jeunes Guinéens au cinéma, au même titre que des médecins. À dix-sept ans, Sana na N'Hada rejoint Cuba avec trois autres jeunes gens pour y suivre une formation et revenir filmer la naissance de la Guinée-Bissau indépendante.
Une réalité complexe
Ce qui frappe dans ce film, c’est l’extrême richesse du propos, qui expose toute la complexité de la réalité guinéenne en mettant en scène la différence entre ville et campagne, mais pas seulement. Parce que la Guinée, ce n’est pas une seule ethnie, une seule langue, une tradition commune. Chaque communauté a son idiome et, dans les débuts de la révolution, il fallait traduire les réunions simultanément en plusieurs langues avant que ne soit adopté, pour des raisons d’efficacité, l’usage du créole. C’est cette langue, aujourd'hui majoritaire dans le pays, que choisit le réalisateur pour tourner son film.
Avec le même souci d’authenticité, il passe commande de la musique à Remna Schwarz, le fils d’un musicien célèbre de l’époque, en lui demandant de composer la musique à la manière de son père. Très populaire, José Carlos Schwarz avait l’art de pratiquer le double sens pour tromper l’occupant portugais. Vivant dans la clandestinité, il n’avait pas son pareil pour évoquer les vicissitudes du quotidien : la guerre, la torture, le deuil.
Ainsi, de petites touches en petites touches, c'est un portrait sensible qui se dessine, assombri par la trame glaçante du naufrage de l'idéal révolutionnaire et de l'avènement de l'arrivisme et de l'esprit de lucre que le réalisateur adresse aux Guinéens comme une mise en garde. Malgré quelques longueurs, cette vision en profondeur de la réalité guinéenne, qui offre un bon exemple des difficultés que rencontrent en Afrique tous les processus de changement mis en place, fait aussi réfléchir sur la destinée future de ce continent aujourd’hui en proie à l’exode.
Nome S Long-métrage de fiction S Durée 112 mn S Couleur / NB - Son 5.1 - HD & 16 mm S Langue Portugais, Créole de Guinée-Bissau S ACID CANNES 2023, film de clôture S Grand Prix FIFIB 2023 S Sortie prévue le 13 mars 2024
S Un film de Sana na N’Hada S Scénario Virgílio Almeida & Olivier Marboeuf S Idée originale Sana na N’Hada S Avec Marcelino Antonio Ingira (Nome), Binete Undonque (Nambú) et Marta Dabo (Cuta), Helena Sanca (Quiti), Paulo Intchama (Tó), Abubacar Banóra (Espírito), Ninha Lúcia Lopes (Djalam), Jorge Quintino Biaguê (Sem Pescoço), Mário Paulo Mendes (Togara), Vladmir Mário Vieira (Tué), Oksana Isabel (Buinhi-Deusdada), Ernesto Nambera (Djila), Riquelme Biga (Raci), Bacari Dabo (Raci à 17 ans), Maminha Brandão (Sompy), Minésio N’Cada (Dam), Jorgina Barai (Adá), Adelsio M. Biaguê (Tchena), Papa Lopes (L’enfant), Cadi Sanhá (Ausenda), João Carlos Calon (Inspecteur des douanes), Justino A. M. Neto (Croque-mort) S Assistante réalisatrice Ângela Sequeira S Image João Ribeiro S Son Tristan Pontécaille S Musique Remna Schwarz S Montage Sarah Salem S Producteur Luis Correia & Olivier Marboeuf S Coproducteurs Suleimane Biai, Jorge Cohen, Cédric Walter S Une coproduction Lx Filmes (Portugal), Spectre Productions (France), Geba Films (Guinée-Bissau), Geração 80 (Angola) et The Dark (France)