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Arts-chipels.fr

Cavalières. Les mystérieux chemins sur lesquels se croisent et se retrouvent art équestre, art de vivre et art du théâtre

Photo © Laurent Schneegans

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Atypique et interpellant, le parcours individuel et collectif des quatre comédiennes-personnages qui occupent la scène est plus une interrogation ouverte, volontairement labyrinthique, qu’un récit ou une fable. Ce qui importe n’est pas le but mais le chemin qu’on emprunte.

Sur le plateau noir et nu, un faisceau lumineux puissant qui part du fond de scène troue l'obscurité et  va s’élargissant à mesure qu’il s’approche du public. C’est dans sa lumière que surgissent, découpées en ombres chinoises, quatre femmes qui se tiennent serrées l’une contre l’autre, occupant toute la largeur du faisceau. Une masse compacte, solidaire, qui s’avance, presque jusqu’à toucher les spectateurs. Leurs costumes n’en disent pas plus sur leurs différences. Vestes ou manteaux sombres, silhouette seulement éclairée par la tache blanche ou colorée que constitue leur chemise ou leur sweat. Mais elles forment un bloc monolithique dont l’entrée s’impose d’emblée. On s’attend presque à les voir défourailler à l’avant-scène. Ce ne sont cependant pas des armes qu’elles sortent, mais des paroles, qu’elles nous balancent à la face.

Photo © Laurent Schneegans

Photo © Laurent Schneegans

Brouillages intentionnels

De quoi parlent-elles ? Bien vite les cartes se brouillent entre des situations réelles – deux d’entre elles se connaissent personnellement et sont amies – et leur présence sur scène. Sont-elles entre elles en tant que personnes, se placent-elles entre elles-mêmes et le personnage, où est la frontière ? On commence à perdre pied. Car fiction il y a – on le découvrira en suivant le déroulement du spectacle – mais tellement imbriquée dans leurs expériences personnelles qu’on s’égare dans cet entre-deux où la personne réelle, avec son statut de comédienne mais aussi son histoire, et son personnage, en prise avec une fable dont elle est la créatrice en même temps que l’interprète, emmêlent à loisir notre perception de l’objet pièce. De notre réaction elles n’ont cure et Isabelle Lafon, devenue Denise, y ajoute une couche en affirmant tout de go : « Le comble serait que vous me trouviez sympathique ».

Photo © Laurent Schneegans

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Une trame dans la complexité erratique des niveaux

L’histoire pourrait sembler simple : une ancienne palefrenière passionnée par les chevaux, et plus particulièrement par les trotteurs, qui a fait toute sa carrière dans le milieu des courses qui n’est pas pour elle seulement un gagne-pain, a été désignée comme tutrice légale d’une jeune handicapée, Madeleine, une petite fille « très lente » et aux « gestes étranges ». Denise, qui n’aime pas plus les enfants que le reste de l’humanité et qui a un grand appartement, propose à trois autres femmes de venir l’habiter avec elle. Elle y met trois conditions : avoir un rapport avec le cheval ; s’occuper de Madeleine ; rester un voyageur sans bagage en habitant dans un lieu presque vide qu’on ne meuble pas. À l’image du grand plateau qui nous fait face, où l’inconfort – trois tabourets pour quatre personnages – et le minimalisme semblent la règle. C’est au cours de son « recrutement » qu’elle retrouve Saskia, une amie danoise, ingénieure dans le ciment, et découvre Nora et Jeanne. Nora est une éducatrice mystérieuse. Elle s’occupe d’enfants délinquants et a peur des chevaux. Jeanne, d’une curiosité obsessionnelle, travaille dans un bar, mais est aussi une lectrice impénitente, ce qui en fait la cible rêvée des garçons qui la traitent de « mal baisée ». Ensemble, sans tenter de gommer leurs différences, sans plus d’empathie les unes pour les autres, elles se rencontreront au croisement de leurs chemins respectifs et à travers leur préoccupation commune pour l’absente Madeleine, qui a tout d’une projection ou d’une réminiscence que chacune porterait en elle.

Photo © Laurent Schneegans

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Le pré carré des chevaux et des cavalières

Au mélimélo qui enchevêtre personne, comédienne et personnage s’invite tout un édifice polysémique autour du cheval. Parce que le cheval est une passion qui habite Isabelle Lafon. Parce que la relation de l’animal avec celui qui le monte ou celui qui le soigne est « particulière » – le mot reviendra à de multiples reprises. Faite de confiance mutuelle, elle s’accompagne d’une connaissance intime et d’une perception sensible qui sort du champ rationnel de l’éducation et du dressage. Une affinité élective qui crée un lien fort entre – ici – la femme et l’animal. Elles renouent, d’une certaine manière, avec cette animalité indomptée, ces femmes qui se démarquent, l’une par son humeur acide, les autres par leur mystère ou l’affirmation de leur différence. Amazones des temps modernes, elles montent, comme un cheval fou, sur leurs grands chevaux à la moindre occasion. On navigue dans le champ des correspondances. Parce que l’hippodrome est un monde où s’agitent des acteurs et où se rassemblent des spectateurs, comme au théâtre.

Photo © Laurent Schneegans

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L’écriture comme lieu de monstration et d’expérimentation

C’est lui, le théâtre, qu’on interroge, et avec lui l’écrire, à mesure que la pièce poursuit son jeu d’emboîtements à multiples faces. Non seulement elle crée des interférences permanentes entre réalité et fiction, être et paraître, mais elle le fait autour des mots, délivrés sans souci de dialogue. Car l’écriture est le mode de communication qu’ont choisi ces femmes. Elles s’écrivent des lettres comme si l’espace de l’invention créé par la simple opération d’écrire créait une respiration dans la réalité et comme si, dans la mise à distance qu’elle opère, elles poursuivaient leur investigation sur l’ambiguïté ontologique de toute chose créée par le théâtre. Dans ce jeu subtil proposé brut dans une forme où seule la lumière souligne le propos à travers les chemins lumineux qui se rapprochent, se rejoignent et s’éloignent, il faut tout l’art des comédiennes pour que cette exploration des limites fasse spectacle. Ce qui est le cas, et de belle façon.

Photo © Laurent Schneegans

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Cavalières

S Conception et mise en scène Isabelle Lafon S Écriture et jeu Sarah Brannens, Karyll Elgrichi, Johanna Korthals Altes, Isabelle Lafon S Lumières Laurent Schneegans S Costumes Isabelle Flosi S Assistanat à la mise en scène Jézabel d’Alexis S Administration Daniel Schémann S Avec la collaboration de Vassili Schémann S Production Les Merveilleuses S Coproduction La Colline – théâtre national S La compagnie Les Merveilleuses est conventionnée par la DRAC Ile-de-France S Durée estimée 1h30

Du 5 au 31 mars 2024, mer.-sam. 20h30, mar. 19h30, dim. 15h30 (sf 10/3)

La Colline – Théâtre national – 15, rue Malte-Brun, 75020 Paris • www.colline.fr

Rés. 01 44 62 52 52 et billetterie.colline.fr

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