23 Janvier 2024
Convoquer la mémoire des lieux, à des continents d’écart, la géopolitique africaine, les menées politiques occultes de la France et la multiplicité des langues en croisant des personnages aux histoires éclatées constitue un propos qui peut sembler difficile d’accès. À moins de se laisser aller à la dérive au fil d’un texte justement sans fil continu, fabriqué de bribes et de visions.
Une femme s’arrête dans une station-service, du côté de l’aéroport Charles-de-Gaulle. Elle fait le plein. Pourtant la station est fermée, le site désaffecté. Le ton est donné : nous naviguons entre réel et imaginaire, dans un monde incertain où affleurent les réminiscences, où le passé se mêle intimement au présent, où la mémoire traverse l’espace et convoque un ici et maintenant et les associations d’idées et de lieux qu’il suscite, comme une forme de cartographie à la fois réelle et imaginaire. À côté du récit de la narratrice, la personnalité du gardien des lieux a sa part. Amadi est un jeune réalisateur nigérian. Il est venu en France explorer des archives sur la guerre du Biafra à laquelle la France n’a pas, en théorie, pris part.
Correspondances mémorielles
Plusieurs histoires se croisent et se répondent dans ce spectacle patchwork. Le lieu d’où part le récit d’abord, un site désaffecté près de l’aéroport Charles-de-Gaulle où se trouvait autrefois une usine Peugeot-PSA, un immense terrain vague où se fabriquaient les 405 qui transportaient les dirigeants et les notables africains, avec, à proximité, le service Action de la DGSE, installé dans un ancien fort, qui conserve et fait remonter d’autres souvenirs d’Afrique. Voici la pièce transportée à Kano, au Nigéria, un pays qui n’a acquis son indépendance qu’en 1960 et où l’autrice a grandi, une enclave anglo-saxonne au cœur d’une zone francophone. La banlieue nord, c’est aussi l’univers quotidien de l’autrice, à l’ombre des affiches gigantesques de Kilian Mbappé en maillot Fly Emirates. Elle fait s'y croiser Suzanne, l’automobiliste égarée sans l’être, et Amadi, le gardien-réalisateur, qui font remonter à la surface, dans les taches d’huile qui parsèment le sol, leurs souvenirs d’Afrique qui recoupent à leur tour les épisodes de l’après-colonisation.
Une mémoire en bribes
Des fragments, composés de cartes fatiguées, de photos de dirigeants de l’époque collées sur un mur, de projections de documents d’archives, de chants qui mêlent paroles en langue vernaculaire, marques et slogans publicitaires de la société industrielle, additionnés de visites mémorielles au cimetière musulman ou de particularités linguistiques du pidgin, cette vocalisation particulière de l’anglais du Nigéria, ou de l’haoussa qui déborde les frontières du pays décomposent et recomposent en permanence un paysage mouvant, insaisissable, en perpétuelle mutation. Les flaques qui ne sèchent pas enseignent les rudiments d’une langue oubliée, les personnages s’interrogent sur la mémoire qu’on conserve et la possibilité pour les autres de vivre ce qui la compose avec la même intensité, de s’introduire dans la peau de l’autre pour comprendre de l’intérieur, mesurer toutes les conséquences d’un acte, partager le ressenti.
Le bonjour de la Françafrique
Au détour des recherches d'Amadi, on revient vers un épisode, sans doute mal connu en France, des dérives troubles de la Françafrique, la politique africaine déterminée par le conseiller du général de Gaulle, Jacques Foccart, aussi bien au grand jour que de manière occulte. Quand éclate la guerre du Biafra, le conflit ne concerne vraisemblablement que le Nigéria, pays de langue anglaise donc situé hors de la zone d'intervention française, et les Français affichent une neutralité de façade. Mais cette affaire interne qui agite le Nigéria met en jeu bien des intérêts. Derrière les luttes de groupes communautaires, plus ou moins proches de l'Occident, plus ou moins christianisés ou islamisés, se dissimulent des intérêts économiques et politiques. Si, effectivement, Paris décrète un embargo sur tous les belligérants, officieusement, elle appelle de ses vœux à un morcellement du pays qui affaiblirait la puissance britannique et soutient le Biafra en lui livrant des armes. Si l'épisode s'est effacé des mémoires, il est un exemple éclairant pour mieux comprendre l'animosité actuelle des pays africains envers la France.
Un projet interculturel
« How Far ? », qui signifie en pidgin « Bonjour ! Comment vas-tu ? », ne se contente pas de mêler ces pages d’histoires, personnelles et collectives, pour en faire un spectacle, il est aussi à géométrie variable et sujet à adaptation d’un lieu à l’autre, en fonction du groupe qui le met en œuvre. Le petit noyau fixe d’acteurs peut s’enrichir d’autres apports issus des ateliers de pratique théâtrale qui accompagnent le projet. Déjà expérimentée en Afrique, la formule permet aux participants d’aller plus avant dans les démarches des personnages en y intégrant une part de leur expérience propre, faisant du projet un objet mobile, adaptable, que s’approprie chacun des groupes qui s’y confrontent.
Si l’on on perçoit immédiatement l’intérêt pour le continent africain de cette démarche, elle apparaît moins évidente côté français. Parce que, si les Africains n’ont sans doute aucun mal à se promener, comme le fait le spectacle, du Nigéria en Guinée ou au Cameroun et de Dakar à Lagos ou Kano, et à appréhender toutes les subtilités de la réalité africaine, il n’en va pas de même de l’autre côté de la Méditerranée. Telle qu’elle se présente sous sa forme de spectacle, cette balade dans le désordre qui emmêle à loisir un nombre de thèmes, de formes et d’approches considérables pose plus de questions à un public non averti qu’elle n’esquisse de réponses ou de propositions. Il en va d’elle comme il en va de toute vision : elle peut sembler claire et accessible ou être perçue comme hermétique. C’est tout le risque des ellipses poétiques, qui laissent des blancs qui sollicitent largement l’interprétation personnelle du spectateur…
How far
S Texte Laure Bachelier-Mazon S Conception et mise en scène Anne Monfort S Avec Pearl Manifold (comédienne), Marion Sicre (chanteuse lyrique), Brigitte Tsafack (comédienne), Heza Botto (comédien) S Traduction anglaise et collaboration artistique May Hilaire S Création musicale Roque Rivas S Conception sonore Eve Ganot S Création lumière et régie générale France Cécile Robin S Conception scénographique Djamounougbè Beavogui S Costumes France Marine Gressier S Administration et production Yohan Rantswiler S Production et Diffusion Les Productions de la Seine - Florence Francisco et Gabrielle Baille S Relations presse Olivier Saksik - Elektronlibre S Lectures performatives le 26 septembre 2020 à la guinguette du CDN de Besançon Franche-Comté, avec le soutien de la DRAC Bourgogne-Franche- Comté, de la Ville de Besançon, et en collaboration avec la Maison de Quartier Grette-Butte dans le cadre de l’été culturel ; le 27 septembre 2023 à la MC93 et le 28 septembre 2023 au Grand Parquet - Théâtre Paris-Villette S Production day-for-night Partenaires Compagnie Feugham - La’akam (CM) Univers des Mots (GN) Arojah Royal Theatre (NG) S Coproductions GRRRANIT, Scène nationale de Belfort Centre dramatique national Besançon Franche-Comté S Avec le soutien de Institut Français de Paris, Commission Internationale du Théâtre rancophone (CITF), Le Colombier - Bagnolet, Théâtre Public de Montreuil - Centre dramatique national, Grand Parquet, maison d’artistes du Théâtre ParisVillette S Remerciements à Morgane Barbry, Bountouraby Camara, Sira Conde, Malê Swê Camara, Mohamed Diane S La compagnie day-for-night est conventionnée par la DRAC Bourgogne- Franche-Comté et par la Région Bourgogne-Franche-Comté et soutenue dans ses projets par le Conseil départemental du Doubs et la Ville de Besançon. Elle est en compagnonnage plateau DGCA avec Louise Legendre et May Hilaire S Le texte How far est lauréat du festival Convergence Plateau au 104 à Paris S Création le 12 janvier 2024 au Grrranit, Scène nationale-Belfort
Du 6 au 10 février 2024 au Colombier, Bagnolet
Du 13 au 15 février 2024 au Centre dramatique national Besançon Franche-Comté
Du 19 au 29 février 2024 au Laboratoire artistique du Kamer (La’akam), Bafoussam (CM) Novembre 2024 au Arojah Royal Theatre of Abuja (NG)