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Arts-chipels.fr

Carte noire nommée désir. Black & White, Female & Male.

© Christophe Raynaud de Lage

© Christophe Raynaud de Lage

Ce spectacle-performance s’inscrit avec vigueur et passion dans une perspective combattante et une double affirmation d’identité : femme et noire. En plein cœur des revendications actuelles.

Lorsqu’on pénètre dans la salle, deux femmes noires habillées de blanc sont déjà sur le plateau d’un blanc immaculé. L’une frotte et refrotte dans une répétition sans fin, sans discontinuer, le plateau. L’autre, installée devant un tour de potier, tourne et retourne un bloc de terre, blanche elle aussi. Femmes ramenées au travail, esclaves sans le « titre » d’une société qui a aboli la fonction sans détruire l’asservissement à l’œuvre dans le monde « blanc » dans lequel elles évoluent, à l’image de l’espace scénique et des accessoires qui l’occupent. On découvre que face aux gradins où s’installent les spectateurs, de l’autre côté du plateau, un autre espace accueille du public. Un espace VIP, avec fauteuils et canapés dont les occupants ont une caractéristique commune : ils n’ont pas la peau blanche. Le ton est donné. C’est celui d’une affirmation « contre », de la revendication d’une autre préférence, du retournement des privilèges.

© Marikel Lahana

© Marikel Lahana

Retrouver la divinité originelle

Après cette très/trop longue séquence de frottage-tournage dont la durée nous fait comprendre sans détour le caractère insupportable de l’asservissement se succèdent différentes séquences qui apparaissent comme autant de déclinaisons de la négritude par rapport au monde des « blancs ». Le corps blanchi – sur la peau et sous le harnais… – de Rébecca Chaillon, la femme qui inlassablement lave le sol, retrouve, sous la vigoureuse séance de nettoyage que lui applique sa sœur en négritude sa couleur naturelle et sa dimension de femme noire portant en elle sans la dissimuler son identité. Les tresses de ses cheveux devenus lianes et ramures feront d’elle l’arbre dont les branches touchent au ciel, et de la femme qui tient le monde dans sa chevelure une divinité première, originelle, venue du fond des âges. Une vénus à la manière de ces statuettes préhistoriques, de ces divinités porteuses d’une humanité disparue.

© Vincent Zobler

© Vincent Zobler

Le collectif face à l’individuel

Différents récits viennent peupler la vision de cette négritude, explorant les différentes facettes de ce que signifie être noire, et femme. Nounou noire sur laquelle viennent s’empaler les enfants blancs dont elle a la charge comme les enfants noirs qu’elle portera aussi, elle est aussi la putain qu’on croise dans les rues, la proie que traquent les prédateurs dans les petites annonces du Chasseur français et autres sites de « rencontres » où se détaillent avec une belle impudeur préférences sexuelles et détails scabreux, histoires de corps devenus marchandises loin du désir. Chacune des femmes de la compagnie Dans le Ventre – au nom limpide – apporte sa touche, une idée de séquence que le groupe reprend, travaille et enrichit pour constituer le spectacle et dresser ce tableau dans lequel l’outrance n’est que le reflet de la violence subie.

© Christophe Raynaud de Lage

© Christophe Raynaud de Lage

Retourner la peau

Modernes amazones en guerre contre le monde des hommes comme contre le monde blanc, elles reprennent à leur compte les images véhiculées par la société blanche. Le Banania colonial et sa belle couleur chocolat deviennent excréments sur la table blanche, servis à des noires qui en reprennent les codes et les brandissent comme des armes. Réponse du berger à la bergère, elles les répandent et s’en tartinent dans une partie de tarte à la crème où le noir remplace le blanc et vice-versa. Elles goguenardent sur le rasta blanc qui se sent noir quand il écoute du Bob Marley, dénoncent les emprunts d’Elvis Presley à la culture noire. Elles cultivent la métaphore cacardière, stigmatisent les cœurs noirs aux pénis blancs, y vont dans la revendication sociale, se lancent dans des slogans du type « Non au Blédilait, oui au lait du bled » sur des gammes de glouglous.

© Christophe Raynaud de Lage

© Christophe Raynaud de Lage

Question sans réponse

À travers ce réjouissant passage en revue de turpitudes mené à bride abattue dans un débordement lyrique se dessine cependant une question, au centre de bien des interrogations aujourd’hui : faut-il opposer aujourd’hui une exclusion à une autre exclusion, faire de la préférence un motif de bataille ? Pour parler autrement, faut-il opposer au racisme antinoir, qui continue sa trajectoire, un racisme antiblanc ? Opposer un pouvoir des femmes contraire à celui des hommes ? Il n’y a pas si longtemps des débats passionnés ont eu lieu à propos de la traduction des textes d’Amanda Gorman, la poétesse noire qui participa à l’investiture de Joe Biden. Fallait-il vraiment refuser à un homme, catalan de surcroît, donc minoritaire, le droit de traduire au motif qu’il serait incapable de percevoir le contenu du message ? Si l’on tire ce fil jusqu’au bout, on pourrait aller très loin et considérer que seules les personnes de même sexe, avec une expérience de vie similaire et une situation sociale analogue seraient en mesure de comprendre ou d’apprécier une situation donnée et de porter la « bonne » parole. Une fermeture pour répondre à une autre fermeture que d’aucuns voudraient combattre, une exclusion en réponse à une autre exclusion, sans tenir compte d’une évolution possible. Et un modèle parfaitement contre-productif pour que la société change. Les filles « Dans le Ventre » répondent à la provocation de la « blanchitude » par la revendication de leur « négritude », à la réalité d’une société d’hommes par une société de femmes. La question reste posée de la validité d’une telle attitude et ne peut avoir de réponse univoque.

© Vincent Zobler

© Vincent Zobler

Une poétique de la souffrance et de la catharsis

Les questions que posent le spectacle vont au-delà de lui et elles sont politiques. Mais, quelle que soit la position qu’on adopte face aux provocations qui nous sont balancées à la figure, on ne peut que percevoir et partager l’enjeu de survie qu’elles représentent pour celles qui les exposent à la face de tous. Celle d’une souffrance du dedans, accumulée au fil de siècles de domination, qui cherche pour s’exprimer des voies qui passent par l'interpellation directe et la provocation. Un rituel d’exorcisme. Ce que ces femmes nous font ressentir c’est, au creux de nos ventres, dans la perception sensible et l’émotion, la manière dont elles se débattent pour échapper à ce manteau de plomb qui pèse du poids de siècles accumulés. Et il n’est pas indifférent que le spectacle présente à la fin une voie plus apaisée où le chant et la harpe, le travail circassien autour du cerceau, la poésie et le lyrisme reprennent droit de cité. Carte noire nommée désir, qui décalque à travers son titre une marque productrice d'infusions excitantes bien connue, s’attaque aux stéréotypes liberticides d’où qu’ils viennent. Et ça, c’est fort en café…

© Vincent Zobler

© Vincent Zobler

Carte noire nommée désir

S Texte et mise en scène Rébecca Chaillon S Texte Je ne suis pas votre Fatou Fatou Siby S Avec Bebe Melkor-Kadior, Estelle Borel, Rébecca Chaillon, Aurore Déon, Maëva Husband en alternance avec Olivia Mabounga, Ophélie Mac, Makeda Monnet, Fatou Siby, Davide-Christelle Sanvee S Dramaturgie Céline Champinot S Assistanat à la mise en scène Olivia Mabounga, Jojo Armaing S Scénographie Camille Riquier, Shehrazad Dermé S Création & régie sonore Elisa Monteil, Issa Gouchène S Régie générale & plateau Suzanne Péchenart S Création & régie lumière Myriam Adjalle S Construction Samuel Chenier, Baptiste Odet S Collaborations artistiques Aurore Déon, Suzanne Péchenart S Production et développement L’Oeil Ecoute – Mara Teboul, Elise Bernard S Photos Vincent Zobler, Marikel Lahana S Production Cie Dans le Ventre S Coproduction Théâtre de la Manufacture - CDN de Nancy; CDN Normandie-Rouen; Le Carreau du Temple, Etablissement culturel et sportif de la Ville de Paris; La Ferme du Buisson - Scène nationale de Marne-la-Vallée; la Scène Nationale d'Orléans; le Fond de Dotation Porosus; le Nordwind Festival; La Maison de la Culture d'Amiens; Le Maillon - Théâtre de Strasbourg; le Théâtre Sorano Toulouse; CPPC Théâtre l'Aire Libre; Théâtre Dijon-Bourgogne; Le Phénix, scène nationale de Valenciennes; La Rose des Vents - scène nationale Lille Métropole - Villeneuve d'Ascq S Soutiens Les SUBS à Lyon et le Générateur - lieu d’art et de performances, La Loge à Paris; Kampnagel Fabrik à Hambourg; Dans les parages – LA ZOUZE Cie Christophe Haleb, Marseille S Avec la participation artistique de l'ENSATT S Avec le soutien du Fonds d’Insertion pour Jeunes Comédiens de l’ESAD – PSPBB et de la DRAC Hauts-de France et de la Région Hauts-de-France S La Cie Dans le Ventre / Rébecca Chaillon est artiste associée au Théâtre de la Manufacture – CDN de Nancy S Rébecca Chaillon est représentée par L’ARCHE – agence théâtrale S Durée 2h40

Du 28 novembre au 17 décembre 2023, du mardi au samedi à 20h, le dimanche à 18h

Odéon – Ateliers Berthier – 1, rue Suarès, 75018 Paris

https://www.theatre-odeon.eu/fr/saison-2023-2024/spectacles-2023-2024/carte-noire-nommee-desir

TOURNÉE 2024

2 & 3 février – Le Volcan, scène nationale du Havre

25 & 26 avril – Théâtre 71, scène nationale de Malakoff

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