6 Novembre 2023
La figure de Médée, meurtrière de son frère et de ses enfants, n'a arrêté de fasciner les écrivains de théâtre comme de littérature. Astrid Bayiha s'empare de ces textes pour donner de Médée une vision lyrique, aussi éclatée que kaléisdoscopique.
D'Euripide à Heiner Müller, de Sénèque à Anouilh et aux très contemporains Dea Loher, Sara Stridberg ou Jean-René Lemoine, Astrid Bayiha construit un parcours Médée aussi flamboyant et lyrique que plein d'enseignements. Dans un espace nu, ascétique, seulement meublé de deux bancs sur chaque côté, occupé en son centre par un parquet de bois conduisant à une estrade, elle se déploie, comme les immenses voiles qui ondoient sous la lumière au fond de la scène, un éventail. de possibles, telle la file ouverte d'un paon qui dévoilerait toutes les facettes d'un personnage aussi fabuleux que fascinant. Une Médée de toutes les femmes et de toutes les origines, faisant face à un Jason de la même espèce, incarné en quatre Médée, qu'on les nomme Médée, M, Maidai ou Medea, et deux Jason (Jazon ou J), accompagnés par un Choryphée. Autant de personnages que d'auteurs pour dévoiler l'étendue du champ mythique de cette femme aux origines mi-divines, mi-humaines.
Tout Médée
C’est un étrange paysage que dessinent ces textes assemblés où se télescopent en permanence l’Antiquité et le monde d’aujourd’hui. La pièce rappelle, en bribes assemblées, l’histoire de cette magicienne de Colchide qui, par amour pour Jason, lui donne les moyens de vaincre les gardiens placés par son père pour protéger la Toison d’or. Devenue meurtrière de son frère pour protéger son amant, du roi usurpateur du trône de Iolchos dévolu à Jason en abusant les filles du roi, mère des deux enfants du conquérant de la Toison, elle est finalement répudiée par celui-ci au profit de Créüse, la fille du roi de Corinthe, et condamnée à l’exil. Pour se venger, elle offre à la jeune fille en « présent » de mariage une tunique qui lui brûle le corps avant d’égorger ses propres enfants. Son destin ne s’arrêtera pas là, mais tel n’est pas l’objet du spectacle.
Une Médée multiple et une face à un Jason-Janus
Astrid Bayiha explore les multiples facettes de ce personnage, emblématique à plus d’un titre. Barbare, Médée l’est au sens d’étrangère qui ne trouve pas sa place dans le monde grec où elle arrive. Barbare, elle l’est aussi par le mépris qu’elle montre de la vie d’autrui dès lors qu’elle fait obstacle à la sienne propre. Barbare, elle l'est aussi par ses infanticides. Exilée, elle n’a d’autre refuge que celui sur lequel elle a fondé son existence et le désespoir est son lot. Amoureuse, elle l’est incurablement, comme on se noie dans l’autre, comme on s’engloutit dans un tourbillon. Femme, elle oscille entre l’abandon total de soi, au prix d’elle-même, la révolte qu’elle mène pour conquérir son libre arbitre et le jusqu’au-boutisme de son farouche désir de liberté, qui la transforme en guerrière acharnée et violente. Face à elle, Jason devient objet en même temps que le mâle conquérant qui recherchera son indépendance dans un mariage qui lui assure le pourvoir. Personnages éclatés, écartelés dans une tragédie dont ils ne maîtrisent pas tous les paramètres, ils tanguent sur ce navire qui mêle destin, amour et pouvoir.
Une version chorale pour de multiples versions
En version chorale, passant d’une Médée à une autre, d’un Jason à un autre, parfois tous ensemble, ils dévident la pelote complexe des interprétations et des échappées belles qui transformeront le meurtre par Médée de ses propres enfants par le poignard en empoisonnement, en explosion ou en accident de la route. La tension dramatique est ponctuée par la beauté de chansons populaires créoles ou brésiliennes, la langue est magnifique, la poésie intense. Hors limites, dans un monde de beauty cases, de fards et de T-Rex, d’alcool et d’hôtels, de pièces noires et de folie, voleuse, dealeuse, amoureuse et putain, Médée trace la route survoltée, excessive et chaotique d’une femme « défaite » mais fière et dépourvue de « honte ». Une évocation-invocation où la recréation par le Choryphée-Velasquez-autrice s'affirme et se revendique comme le dépassement des textes qui l'ont précédée pour constituer une œuvre originale. Et pour que la morale de l’histoire reste, à la fin, qu’« Ils [les spectateurs] se souviendront de toi, Médée ».
M comme Médée
S Adaptation, dramaturgie et mise en scène Astrid Bayiha S Avec Fernanda Barth, Jann Beaudry, Valentin de Carbonnières en alternance avec Anthony Audoux, Swala Emati, Daniély Francisque, Nelson-Rafaell Madel, Josué Ndofusu S Scénographie Camille Vallat S Lumières Jean-Pierre Népost S Costumes Emmanuelle Thomas S Régie générale Alice Marin S Musique Swala Emati S Adaptation d’après Médée, poème enragé de Jean-René Lemoine, Manhattan Medea de Dea Loher (trad. Laurent Muhleisen et Olivier Balagna, L’Arche), Medealand Sara Stridsberg (trad. Marianne Ségol-Samoy, L’Arche), Médée de Sénèque (trad. Florence Dupont, Actes Sud), Médée d’Euripide (trad. Florence Dupont, Kimé), Médée de Jean Anouilh (Flammaruion), Médée-Matériau de Heiner Müller (trad. Jean Jourdheuil, Heinz Schwarzingert, Jean-François Peyret, Jean-Louis Besson, Jean-Louis Backès) S Production Compagnie Hüricáne S Coproduction Tropiques Atrium – scène nationale de Martinique S Avec l’aide de la DRAC Ile-de-France au titre de l’aide au projet 2022, du ministère des Outre-mer au titre du FEAC, de l’Institut Français dans le cadre du dispositif Des mots à la scène S Soutien en résidence La Colline – théâtre national, Odéon-Théâtre de l’Europe, T2G – Théâtre de Gennevilliers – CDN, Laboratoires d’Aubervilliers S Coréalisation avec le Théâtre de la Tempête S Le Théâtre de la Tempête est subventionné par le ministère de la Culture, la région Ile-de-France et soutenu par la ville de Paris S Durée 1h45
Du 3 au 25 novembre 2023, du mar. au sam. 20h, dim. 16 h
Théâtre de la Tempête, Cartoucherie – Route du Champ-de-Manoeuvre 75012 Paris www.la-tempete.fr T 01 43 28 36 36