20 Octobre 2023
Avec Carmen. et après Phèdre ! et Giselle… François Gremaud parachève avec humour et brio sa trilogie des grandes héroïnes tragiques de la culture française. Quand la condition faite aux femmes prend des allures libératoires et libertaires…
Un plateau nu seulement occupé par deux chaises. Au fond, des instruments qui attendent leurs interprètes. C’est dans une apparente, mais fausse simplicité, sans apprêt manifeste, que Carmen va prendre place. C’est par le seul artifice des interprètes que surgira ce monument de l’opéra français, et avec lui le théâtre. La femme qui se tenait sur le bord de la scène se présente à nous. Elle est Rosemary Standley – la chanteuse du groupe Moriarty – et elle est là pour évoquer Carmen. Elle introduira aussi les musiciennes qui la rejoignent sur scène. Pas d’erreur : nous sommes au spectacle et celui-ci, justement, nous parle d’un spectacle, d’un opéra célèbre dans le monde entier dont le succès, depuis 1875, ne s’est pas démenti en dépit d’un début calamiteux.
Un angle de vue contemporain
Comme dans les précédents spectacles qu’il avait consacrés aux personnages de Phèdre et de Giselle, où le comédien qui abordait Phèdre et la danseuse qui introduisait Giselle avaient en charge non seulement la fonction d’incarner les personnages mais d’évoquer tout le reste – le contexte de la création, l’intrigue développée par la pièce, le spectacle d’origine, le commentaire sur le personnage... – on retrouve cette manière décalée de nous faire entrer dans le thème. Le même humour qui nous place du point de vue d’un narrateur ou d’une narratrice du XXIe siècle, la même façon d’être dedans-dehors en permanence, de commenter en même temps que de montrer et de jouer.
Carmen dans son contexte
Rosemary Standley dessine d’un mouvement de mains sur le vide du plateau les contours d’une place sévillane, d’une auberge ou d’une grotte pour nous faire pénétrer dans l’univers de la représentation originelle. Elle évoque la fonction de l’Opéra-Comique de l’époque, où l’on vient se distraire en famille ou à l’occasion d’entrevues de mariage, aborde les réactions du directeur du théâtre face à la proposition de ce jeune homme qui s’écarte si absolument de la programmation traditionnelle du théâtre où la pudeur et la morale sont de rigueur, où on s’amuse et où on ne meurt pas. Elle présente les exigences de la cantatrice qui modifient en profondeur l’écriture de la partition. Elle fait revivre les conditions de la première représentation, mauvaises du côté des musiciens, l’exécration de la pièce par les bons bourgeois qui crient au scandale et l’éreintement de la pièce par la critique.
Carmen réinterprétée
Rosemary Standley ne se contente pas de restituer la trame de l’histoire, elle met en relation les mouvements orchestraux et la situation dramatique. Accompagnant l’entrée des instruments dans la lice au fil du récit, elle rend manifeste la manière dont la musique résonne avec le texte, en chante les grands moments à travers ses possibilités vocales propres. Même si sa pratique du chant lyrique est indéniable, elle n’est pas, comme Carmen, mezzo-soprano. C’est dans une adaptation musicale qu’elle s’empare du rôle et qu’elle joue avec le public pour rappeler à sa mémoire et lui faire fredonner les airs devenus mythiques. Mais elle ne se contente pas de cela. Elle endosse tous les rôles, passant d’une chaise à l’autre, d’un timbre de voix à un autre, rappelant la basse de Zuniga, le lieutenant et supérieur de Don José, qu’elle dote en prime d’un accent méridional savoureux, ou l’opposition musicale entre les deux candidats à l’amour de Carmen, le brigadier Don José, ténor, comme il se doit pour les voix « nobles » et héros « romantiques », et le torero Escamillo, baryton qu’elle interprète avec une voix différente. Explorant avec une aisance enjouée et ludique les dialogues entre les hauteurs de voix, passant d’une voix de tête à une voix de gorge dans un claquement de doigts ou dans un martelage de castagnettes, la narratrice nous entraîne à l’intérieur même de la représentation de l’opéra. Cerise sur le gâteau de la récriture musicale : Luca Antignani condense la composition de Bizet en une synthèse musicale qui est recréation en même temps que lecture pour cinq instruments, où l’accordéon – avec la flûte, la harpe, le violon et le saxophone – incarne la résonnance populaire de l’opéra.
De la ponctuation comme un des beaux-arts
Phèdre !, avec son point d’exclamation, disait le plaisir de la convocation conjointe d’une histoire de langue, avec sa fascination pour l’alexandrin racinien et ses césures à l’hémistiche, et d’une histoire de l’âme avec sa plongée dans la passion d’une femme, nue, irrépressible. Giselle… faisait des entrechats revus façon moderne en points de suspension entre deux mondes, entre l’histoire du ballet et l’histoire racontée par le ballet – celle d’un amour rendu impossible par les contingences sociales. Carmen. met un point final et clôt un triptyque dans lequel le spectacle vivant occupe, finalement, la première place : après le théâtre et la danse, la musique et l’art lyrique, comme une boucle qui se referme. Pour François Gremaud qui le reprend au grammairien Jacques Drillon, le point à la fin d’une phrase possède un pouvoir exclamatif qui pousse le lecteur à l’étonnement, voire à l’émerveillement. C’est cette veine que l’auteur-metteur en scène exploite en faisant de Carmen. le point d’orgue de sa trilogie.
Composition à trois temps pour trio de femmes
Si les trois femmes que François Gremaud choisit de mettre en lumière finissent tragiquement – Phèdre s’empoisonne, Giselle sombre dans la folie avant de tomber morte, Carmen est poignardée par l’amant qu’elle abandonne – on peut trouver comme une forme de gradation dans leur statut de femme. Si les deux premières restent les victimes désignées d’un monde d’hommes, la troisième choisit, d’une certaine manière, son destin. Non seulement, elle provoque la chute de Don José avant de l’abandonner, mais lorsqu’on la prévient que celui-ci la cherche pour la tuer, elle ne se dérobe pas. Elle l’affronte, au nom de sa liberté de femme, de sa liberté de choix et on perçoit avec clarté les raisons du scandale que l’opéra provoque dans la société bourgeoise du XIXe siècle où les femmes sont privées de tout droit. François Gremaud, et avec lui Rosemary Standley, plaisante sur l’origine emblématique du prénom de la chanteuse – le romarin est associé dans la culture grecque à l’amour et dans la culture romaine à la mort – et ne manque pas une occasion de revenir sur la place que les écrivains-hommes qui ont donné naissance à ces trois personnages réservent aux femmes.
Une pièce positive dans la tragédie ?
François Gremaud se montre très attentif, dans Carmen., à affirmer le caractère révolutionnaire de cette femme qui règne sur les hommes et choisit, d’une certaine manière, son destin tragique. Il se laisse cependant en partie enfermer dans sa fascination pour le personnage et pour l’opéra lui-même. Si l’on se régale de découvrir comment naissent les espagnolades musicales et la part que prend la créatrice du rôle de Carmen, Célestine Galli-Marié, au choix d'une habanera cubaine pour l’air du personnage, « L’amour est un oiseau rebelle », on peut regretter que le spectacle ne se détache pas davantage de l’opéra lui-même. Le souci de l’auteur-metteur en scène de décrire, par exemple, pour chaque acte la magnificence du décor, de détailler les entrées et sorties de chaque personnage, qui nous plongent dans le déroulement même de l’action que met en scène l’opéra, nous y enferme aussi. Un parcours plus elliptique aurait été tout aussi efficace, d’autant que la fable est universellement connue. Mais ne boudons pas notre plaisir à propos du point d’orgue de la trilogie féminine de François Gremaud. Carmen., avec son point, reste un spectacle majeur et séduisant sur la liberté des femmes et sur la liberté d’aimer…
Carmen
S Concept et mise en scène François Gremaud S Interprète Rosemary Standley S Musique Luca Antignani, d’après Georges Bizet S Musiciennes et musiciens en alternance Laurène Dif, Christel Sautaux, Tjasha Gafner, Célia Perrard, Héléna Macherel, Irène Poma, Sandra Borges Ariosa, Anastassia Lindeberg, Bera Romairone, Sara Zazo Romero S Texte François Gremaud, d’après Henri Meilhac et Ludovic Halévy S Assistant à la mise en scène Emeric Cheseaux S Apports dramaturgiques Benjamin Athanase S Lumière Stéphane Gattoni – Zinzoline S Son Anne Laurin S Collaboration costume Anne-Patrick Van Brée S Chargés de tournée Diane Albasini et Ermeric Chesseaux S Régie générale et éclairages en tournée Jean-Pierre Potvliege S Administration, production, diffusion Noémie Doutreleau et Michaël Monney S Production 2b company S Coproduction (en cours) Théâtre de Vidy-Lausanne ; ThéâtredelaCité – CDN Toulouse Occitanie ; Espace 1789, scène conventionnée d’intérêt national – art et création – pour la danse de Saint-Ouen ; Espace Jean Legendre – Théâtre de Compiègne S Résidence Théâtre National de Bretagne (Rennes) S La 2b company est au bénéfice d’un Contrat de Confiance de la Ville de Lausanne et d’une Convention de Subvention du Canton de Vaud S Avec le soutien de Loterie Romande ; ; Pro Helvetia, fondation suisse pour la culture, Fondation Leenaards ; Ernst Göhner Stiftung ; Fondation suisse des artistes interprètes SIS ; Fondation Françoise Champoud S Coréalisation Théâtre de la Ville-Paris et Festival d’Automne à Paris S Durée 2h
TOURNÉE
Du 18 au 22 octobre 2023 Théâtre de la Ville / Les Abbesses www.theatredelaville-paris.com
16 & 17 novembre 2023 Espace 1789 / Saint-Ouen, Scène conventionnée Danse
28 novembre 2023 Théâtre de Grasse
29 novembre 2023 Théâtre d’Arles
30 novembre 2023 La Garance, Scène nationale de Cavaillon
Du 19 au 23 décembre 2023 Célestins Théâtre de Lyon
12 mars 2024 Théâtre de Compiègne
14 mars 2024 Le Bateau Feu (Dunkerque)
26 mars 2024 Le Reflet, Théâtre de Vevey (Vevey, CH)
29 mars 2024 Bonlieu Scène nationale d’Annecy
Du 9 au 13 avril 2024 Théâtre National Wallonie-Bruxelles (Bruxelles, BE)
Du 23 au 27 avril 2024 Théâtre de la Cité (Toulouse)