13 Septembre 2023
Il est de temps en temps rafraîchissant de retrouver des formes de théâtre plus classiques, moins préoccupées de faire œuvre « novatrice », plus proches aussi de l’évocation historique. C’est le cas de l’Antichambre, qui met en scène deux grandes figures féminines du XVIIIe siècle, la marquise du Deffand et Julie de Lespinasse.
En fond de scène, un mur et des moulures qui rappellent le Siècle des Lumières. Mais un lieu indéterminé, occupé seulement par deux fauteuils, auxquels viendra s’adjoindre un tabouret : l’antichambre du salon de madame du Deffand. Celle-ci s’entretient avec son amant, le président de la Première Chambre des enquêtes du Parlement de Paris, Charles-Jean-François Hénault. Il est question des potins qui agitent le Paris élégant, du salon mondain que tient Mme du Deffand et où se pressent, en raison de l’esprit de leur hôtesse et de sa beauté, les personnalités du moment, dont les Encyclopédistes. La marquise, dont la vue baisse dangereusement, a décidé de faire venir auprès d’elle comme lectrice une jeune parente, Julie de Lespinasse, enfant illégitime dont la mère serait la marquise de Saint-Forgeux et princesse d’Yvetot qui l’a adoptée.
Une réalité historique
Jean-Claude Brisville s’est fait une spécialité d’un théâtre qui puise sa source dans la réalité historique. L’épisode qu’il développe ici et qui couvre les trois années de la cohabitation entre madame du Deffand et Julie de Lespinasse appartient à l’Histoire. L’idylle intellectuelle initiale des deux femmes et leur brouille progressive, qui aboutit au départ de Julie et à la fondation de son propre salon sont véridiques. Les raisons de leur mésentente aussi. Alors que la marquise fait du soutien de D’Alembert, son protégé qu’elle veut faire admettre à l’Académie, l’un de ses chevaux de bataille, c’est vers Julie que celui-ci se tourne. Et alors que la marquise, qui commence sa journée de plus en plus tard, ouvre son salon à une heure de plus en plus avancée, il est de moins en moins rare que ses invités, avant de s’y rendre, ne montent à l’entresol visiter la fraîche et brillante Julie dont le salon attirera,, les années suivantes, avec toute l’équipe de l’Encyclopédie, aristocrates et philosophes.
La pratique des salons
Dès le XVIIe siècle, la pratique des salons animés par des femmes se développe. Celui de Catherine de Rambouillet et ceux des Précieux et Précieuses raillés par Molière où s’échangent idées et papotages se multiplient. Madeleine de Scudéry, la marquise de Sablé, Ninon de Lenclos, sur le tard, Mmes de Sévigné et de La Fayette puis, au début du XVIIIe siècle, la duchesse du Maine, qui accueillera Mme du Deffand avant que celle-ci ne vole de ses propres ailes, ont les faveurs d’aristocrates éclairés comme d’intellectuels. On y discute de l’inutilité des vers dans la poésie ou de l’absurdité des personnifications mythologiques en même temps qu’on s’intéresse aux idées du temps et la deuxième partie du XVIIIe siècle voit s’épanouir la volonté des femmes de prendre place dans le paysage littéraire et artistique. Les femmes peintres s’imposent. Anne Vallayer-Coster, Élisabeth Vigée Le Brun, Adélaïde Labille-Guiard, Gabrielle Capet, Marie-Victoire Lemoine, Marie-Guilhelmine de Laville Leroux, Adèle Romany refusent d'être traitées en éternelles mineures vouées aux seuls arts d'agrément. Elles revendiquent le droit de fréquenter les ateliers où l’on travaille d’après le modèle nu et revendiquent le droit d’accéder à l’Académie Royale de Peinture. La pièce, au travers des deux personnages féminins, témoigne de cette émergence des femmes, partielle, dans la vie sociale.
Julie la bâtarde
Mais la conception aristocratique du monde reste présente. Au-delà de l’ouverture d’esprit de madame du Deffand, qui se targue de la liberté qu’elle prend avec les conventions, la pièce met l’accent sur l’esprit de caste que conserve la marquise. Lorsque Julie lui fait part de son amour naissant pour un gentilhomme irlandais, le comte de Taaffe, elle souligne la distance sociale entre un noble et une roturière – la réalité historique veut que la jeune fille ait, à la suite de cette intervention, tenté de s’empoisonner à l’opium. De la même manière, elle ne manque jamais d’interdire à Julie de rappeler leur parenté. Elle reste pour elle une bâtarde, une quantité négligeable, une exclue, une admise par la grâce de celle qui l’accueille, une immigrée dans sa propre famille. Et si Julie recourt à son tour à la séduction pour gagner son indépendance, cela n’a rien de surprenant. Tout lui est bon pour se faire une place et elle ne manque pas de retourner contre ceux qui l’humilient leurs propres armes.
Deux modèles sociaux qui s’affrontent
Au-delà des jalousies de femmes et d’un conflit de générations qui les oppose – la marquise, héritière d’un ancien monde est une femme vieillissante qui perd de son attrait face à la fraîcheur séduisante et plus en accord avec les changements du temps de Julie de Lespinasse qui va peu à peu la supplanter auprès des proches de la marquise – ce qu’on voit apparaître, c’est le miroir d’une société en pleine évolution avant que celle-ci ne se mue en révolution. Mme du Deffand, qui se targue de ses mœurs libérées, est proche de l’esprit libertin. Si elle protège D’Alembert et soutient certaines des idées des Encyclopédistes, elle n’en porte pas moins sur Diderot un jugement plus que critique dont la pièce, modestement, se fait l’écho. Individu considéré comme dangereux pour les positions matérialistes de sa Lettre sur les aveugles à l’égard de ceux qui voient (1749), Diderot, fils de bourgeois, sent le soufre dans ses critiques du système social qui séduisent Julie de Lespinasse. Au travers de l’opposition des deux femmes se dessine en creux le conflit entre deux époques : la période marquée par l’esprit libertin, avec sa permissivité, et le développement d’une critique sociale plus radicale qui conduit à la Révolution
Une partie à trois personnages
Si la pièce évoque tous ces thèmes au détour des échanges à fleurets mouchetés des personnages, elle met l’accent sur l’histoire qui lie les deux femmes. Dans un décor qui, hormis la référence au XVIIIe siècle qui apparaît en fond, pourrait être un espace neutre, les relations entre les personnages apparaissent amplifiées. Les intermèdes chantés par Marguerite Mousset apparaissent comme les séparations au cours desquelles le temps passe et où Julie se libère du carcan de Mme du Deffand tandis que celle-ci sombre dans la cécité et la solitude. À mesure qu’elle devient aveugle, l’arrière-scène se peuple de papillons noirs qui viennent obscurcir le monde de la marquise, tandis que l’atmosphère se teinte de rouge, prélude à une révolution qui s’avance. Si l’on peut regretter que la mutation des idées, esquissée tout au long de la pièce, ne soit pas davantage développée, on éprouve un très grand plaisir à la vivacité pleine d’humour et de repartie des dialogues et à la parfaite diction des comédiens. Il n’est plus en effet si courant d’entendre dire véritablement un texte. L’Antichambre permet ainsi, non seulement d’ouvrir une exploration sur la période charnière que constitue la seconde moitié du XVIIIe siècle, que pourraient prolonger toutes sortes d’études, mais aussi d’entendre une belle langue, juste dans son classicisme.
L’Antichambre de Jean-Claude Brisville
Mise en scène de Tristan Le Doze avec Céline Yvon (Marie Du Deffand), Marguerite Mousset (Julie de Lespinasse), Rémy Jouvin (le Président Hainault) Costumes Jérôme Ragon Production L’Alpha Théâtre
Du 8 septembre 2023 au 14 janvier 2024, jeu.-ven.-sam. À 19h, dim. à 15h
Au Ranelagh – 5, rue des Vignes, Paris 16e – www.theatre-ranelagh.com & 01 42 88 64 44