8 Septembre 2023
Évoquer le personnage de Joseph Kessel, c’est plonger dans l’histoire fascinante d’un des grands aventuriers du XXe siècle en même temps que traverser en raccourci l’avènement du monde moderne. Un pari assumé par un seul en scène de grande qualité.
Joseph Kessel est un véritable personnage de roman – d’ailleurs il utilisera les expériences accumulées au fil de son existence et de son métier de journaliste pour nourrir son écriture romanesque. Grand reporter pour Paris Soir, alors sous la houlette de Pierre Lazareff, puis de France Soir, il parcourt le monde à une époque considérée comme l’âge d’or du grand reportage. Voyageur infatigable, sans cesse taraudé par une bougeotte permanente qui ne le laisse pas en repos, il a fait de sa vie une épopée romanesque que son œuvre consacre, nourrissant en retour sa propre mythologie que le spectacle explore.
Le voyage au cœur
Il faut dire que les fées penchées sur son berceau avaient inscrit l’ailleurs dans ses gènes. Né en Argentine, d’une famille lituanienne alors russe, apatride et réfugiée en France, juive de surcroît – statut plus qu’inconfortable dans la France de l’Occupation, alors même qu’il avait commencé sa carrière en fondant un hebdomadaire de droite, Gringoire, qu’il quittera lorsque celui-ci adoptera une ligne antisémite –, il cochait toutes les cases d’une mobilité incessante et d’une instabilité plus que vraisemblable qui alimente aussi, à la même époque, l’errance d’un Cendrars ou le parcours d'un Hemingway. La recherche de l'aventure qui habite Kessel le mènera de l'Aéropostale à Humphrey Bogart et des trafiquants d'esclaves de la Corne de l'Afrique à l'Afghanistan. Son voyage en Éthiopie et au Harrar, sans toutefois lui faire suivre les traces de Rimbaud, le mènent à Henri de Monfreid, le modèle même de l’aventurier aux traits sculptés par l’expérience, dont la personnalité le marquera profondément. Sa vie affective ne dépare pas dans ce tableau. Trois mariages ponctueront son parcours, sans compter sa compagne, la chanteuse Germaine Sablon, entre deux trains ou deux avions, parce que les deux guerres mondiales qu’il traverse le transforment en aviateur que le danger électrise.
De l’excès en toute chose
Mathieu Renou s’engouffre dans la mythologie du personnage. Il se prélasse dans les excès du Russe pris de boisson et casseur de vaisselle. Il succombe devant l’appétit de changement de ce personnage sans cesse en mouvement. Il le campe en vainqueur, en surhomme toujours à l’affût d’une nouvelle aventure. Il en restitue la superbe, l’écriture flamboyante traversée de bons mots, marquée par le sens de la formule. Il réveille un imaginaire que la mémoire cinématographique fait vivre : Belle de jour, la Passante du Sans-Souci, l’Armée des ombres, ou les Cavaliers, qui prend sa source dans le voyage en Afghanistan que le romancier effectue dans les années 1960 et est repris par John Frankenheimer ou par Pierre Schoendoerffer sous le titre de la Passe du Diable. Il fait percevoir le littérateur mêlant à loisir sa personnalité propre aux situations historiques auxquelles il est confronté, le journaliste qui s’engage et revendique comme titres de gloire ses prises de risque lorsqu’il témoigne des aspirations irlandaises à l’indépendance et du rôle du Sinn Fein sur un territoire encore britannique où il ne fait pas bon aller contre.
Du risque aux honneurs et à la judéité
Le spectacle aborde en raccourci la vie de Kessel, mêlant l’homme et son œuvre d’écrivain dans un parcours chronologique. Il dépeint le jeune pilote casse-cou fasciné par l’héroïsme, sa tentation du théâtre et le rôle de son frère disparu dans la fleur de l’âge. Il évoque ses erreurs et ses évolutions lorsqu’il prend conscience des dangers du nazisme, son opposition au fascisme, son entrée dans la Résistance avant de piloter un avion dans les Forces aériennes françaises libres du général de Gaulle. Il aborde aussi ses hésitations à accepter le fauteuil du duc de La Force à l’Académie française et son discours d’ouverture, saluant la nomination d’un Russe, juif de surcroît, pour remplacer un nom prestigieux de l’histoire française.
Une mise en scène astucieuse et une comédien inspirée
Un grand drap blanc masque le fond de scène. Il se métamorphosera, au fil de la pièce, en cabine de pilotage isolant l'aviateur sur la mer de nuages du monde qui l'entoure, en couverture enveloppant la silhouette de la mère souffrante de l'écrivain, en longue robe des populations afghanes nomades qu'il rencontre ou en linceul. Il se fait voile de moustiquaire dans les pays africains, théâtre d'ombres des projets cachés ou rideau de scène qui tombe pour laisser place à la tribune de l'Académie. Franck Desmedt évolue comme un poisson dans l'eau dans ce milieu mouvant en perpétuelle transformation. Comédien caméléon, il emprunte l'accent russe des parents de Kessel, la diction un peu alanguie et le visage penché de Pierre Lazareff, les inflexions un poil grasseyantes et la voix qui dérape du général de Gaulle et on retrouve le caractère nasillard de la radio de ces années-là. Il passe d'un personnage à l'autre avec une stupéfiante aisance teintée de plaisir du jeu et le public partage sa délectation. Et si le personnage même de Joseph Kessel, ou le jour plutôt dithyrambique et un tantinet complaisant sous lequel il se dépeint, peut sembler quelque peu outrancier et orienté, si son écriture n'apparaît pas exempte de facilités, on ne peut qu'admirer le journaliste incorruptible et toujours en éveil qui sait capter, au-delà du récit des événements, des manières d'être au monde, plus subtiles, plus impalpables. Un journaliste qui parle d'un temps que parfois l'on regrette, où l'information avait des allures de conquête et un prix véritable.
Kessel. La liberté à tout prix.
S De et mise en scène par Mathieu Rannou S Avec Franck Desmedt S Décor Franck Desmedt S Costumes Virginie H S Lumière Laurent Béal S Musique Mathieu Rannou S Production Atelier Théâtre Actuel S Coproduction ZD Productions, Fiva Production, La Bonne Intention et Le Théâtre Rive Gauche S Coréalisation Théâtre du Lucernaire S Soutiens Théâtre de l'Envol – Viry-Châtillon S Durée 1h20
Du 30 août 2023 au 7 janvier 2024 , mar.-sam. 18h30, samedi. 15h Au Lucernaire - 53, rue Notre-Dame-des-Champs 75006 Paris. Rés. • www.lucernaire.fr • 01 45 44 57 34
A partir du 12 janvier 2024 , mar. 20h30, ven. 19h, sam. 18h, dim. 17h30 Au Théâtre Rive gauche - 6, rue de la Gaîté 75014 Paris