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Arts-chipels.fr

L’Orage. Tempêtes dans les cœurs et mutations sociales

© Jean-Louis Fernandez

© Jean-Louis Fernandez

Quand un monde nouveau frappe à la porte, il est source de peur. Dans ce fort et beau spectacle, cet orage métaphorique, annonciateur de la fin d’un monde, marche dans les traces de ses origines russes tout en croisant le monde moderne.

Sur toute la largeur de la scène, un immense paysage photographié par Thibault Cuisset occupe l'espace, de cour à jardin. Nous sommes sur les bords de la Volga, un fleuve large comme la mer, une immensité bleue bordée de vert, perdue loin de Moscou. Un endroit où la vie n’a pas le même goût que dans la métropole moscovite, vers le milieu du XIXe siècle, juste avant que le servage ne soit aboli. Là les traditions pèsent plus fort. Là, seuls quelques échos d’un monde qui change parviennent, même si la Russie « éternelle » a déjà été battue en brèche par l’arrivée d’une nouvelle bourgeoisie, commerçante, âpre au gain, impitoyable et tyrannique. Aussi, bien qu’on chante encore de vieux airs que tous reprennent en chœur, il y a quelque chose de pourri dans la Sainte Russie.

© Jean-Louis Fernandez

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L’ancien et le nouveau monde

Un raccourci de société s’agite dans ce cloaque miniature. Du côté de la vieille Russie, on trouve la patriarche, Marfa Kabanova, une riche veuve qui tyrannise toute sa maisonnée, en particulier son fils Tikhon, jeune homme sans consistance qui n’ose se dresser contre sa mère et se réfugie dans l’alcool. Elle s’entend comme larron en foire avec Dikoï, un commerçant prospère qui règne sur la petite ville de Kalinov à la manière d’un oligarque de la Russie soviétique. Aussi cyniques l’un que l’autre, ils ne se privent pas d’écraser ceux qui les entourent : pour Dikoï son neveu Boris, un jeune homme désargenté qui, venu de Moscou, a un autre regard mais n’en peut mais ; pour Kabanova, outre son fils, sa bru, Katerina, dont le mariage avec Tikhon a été arrangé. Boris comme Katerina sont les victimes désignées d’un système dans lequel le choix ne leur est pas laissé. Aussi, lorsqu’ils tombent amoureux, ils sont pris dans un tissu d’interdits insurmontable. Pour Boris, jeune homme sans grande envergure, l’aventure se soldera par un exil professionnel en Sibérie ; pour Katerina, écartelée entre sa ferveur religieuse, la vindicte de sa belle-mère et son amour impossible pour Boris, il n’y aura d’autre issue que la mort. Il y a enfin ceux pour qui l’on pourrait dire « cours, camarade, le vieux monde est derrière toi » : Varvara, la sœur de Tikhon, qui prendra la poudre d’escampette, peut-être avec son amoureux du jour, Vania, un employé de Dikoï. Ces deux-là ont la légèreté de la jeunesse, son insouciance et son impertinence.

© Jean-Louis Fernandez

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Ceux qui regardent la vie passer

Autour de ces personnages, il y a les habitants, moujiks encore asservis, domestiques contraints au silence, visage impénétrable même s’ils n’en pensent pas moins, maintien apathique devant les comportements erratiques de leurs maîtres. La partie qui se joue n’est pas la leur. Tels des valets de comédie, ils se « lâchent » quand on ne les regarde pas. Passants qui regardent, commentent de vive voix ou simplement d’une mimique, ils sont omniprésents dans leur absence. Ils sont la pression de l’opinion, ses craintes, ses fantasmes, mais aussi le regard de la société. Comme une vox populi impitoyable et toujours aux aguets.

© Jean-Louis Fernandez

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Des trouées prophétiques

Un dernier duo vient compléter le tableau de la pièce. Deux personnages étranges, singuliers. Fekloucha est une vagabonde illuminée. Le visage grimé, vêtue d’un costume bizarre, anachronique, qui évoque le théâtre, elle est la prophétesse, annonciatrice de la fin du monde, qui clame ses prédictions en tous lieux, indifférente aux situations dans lesquelles elle débarque. Elle incarne les anciennes croyances qui subsistent de manière souterraine dans les mentalités. Face à elle, il y a Kouliguine. Du gentilhomme d’Ostrovski, Denis Podalydès a fait un marginal en blouse de travail dont la liberté de parole et la pertinence d’analyse mettent un peu de sens et de rationalité dans un monde gouverné par des croyances obsolètes, des traditions iniques et un conservatisme absurde. Kouliguine, c’est le poète et le scientifique tout à la fois, le voyant qui se projette dans le futur, capable de s’émouvoir du beau spectacle des comètes en même temps qu’il dénonce l’obscurantisme. Ils ont la même distance face à ce monde qui se défait, mais, pendants inversés, l’une se tourne vers le passé tandis que l’autre regarde l’avenir.

© Jean-Louis Fernandez

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La peur des temps qui s’annoncent

L’orage gronde sur ce raccourci de société. Car tous sont touchés par le dérèglement que déclenchent Boris et Katerina. Parce que les deux amoureux choisissent la passion, physique – rendue possible par l’absence du mari – contre les interdits érigés par la société, qu’ils font fi pour cela de la religiosité de Katerina, du déshonneur de sa famille, de sa mise au ban de la société, il mettent en cause un « équilibre » social basé sur le respect de la tradition, l’asservissement des femmes à leur mari, les structures familiales iniques, un système social inéquitable et tyrannique, l’addiction à un alcool-refuge tandis que survivent des croyances sans fondement. Il a suffi d’une petite poussée, en apparence anodine, pour ce monde vacille. L’orage qui s’abat sur la petite ville, ce sont les éléments contraires qui s’entrechoquent, des mondes qui, métaphoriquement, s’affrontent.

© Jean-Louis Fernandez

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Des personnages comme dans la vie

L’une des forces d’Ostrovski, c’est sa capacité à révéler la vérité humaine, sans céder à la simplification. Loin de tout manichéisme, il dépeint des personnages comme on pourrait les croiser dans la vie, riant d’eux-mêmes et des autres, parfois ironiques et lucides, drôles et tragiques, veules mais bourrés d’aspirations, lâches mais non dénués d’un certain courage, héroïques parfois malgré eux, écartelés entre des tentations contraires, hésitants, incertains, paradoxaux. Denis Podalydès ne les simplifie aucunement, au contraire. Ils nous touchent par leurs travers, sont attendrissants dans leurs défauts mêmes. Ils sont infiniment vivants dans leur fragilité et leurs contradictions. Ils hésitent, avancent, reculent, se jettent dans le vide. Il n’y a pas le Bien d’un côté et de l’autre le Mal, mais des personnages culbutos, ballotés dans un système dont ils sont prisonniers, qui se débrouillent comme ils peuvent.

© Jean-Louis Fernandez

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Un « message » de tous les temps

N’étaient les chants russes qui émaillent le spectacle, on pourrait aisément se croire ailleurs qu’en Russie et qu’en 1859, année de création de la pièce. La Volga le long de laquelle passent, repassent et se rencontrent les personnages pourrait être n’importe quel fleuve. La cuisine de la maison de Marfa Kabanova qui apparaît, enclose dans les parois du fleuve qui la délimitent, si elle dit le XXe siècle avec son mobilier en formica, pourrait renvoyer aux années 1950, n’étaient les costumes des personnages, plus proches des décennies suivantes. Dans le même temps, elle affirme son artificialité. Sur ses murs de fleuve, le fantôme lumineux d’un tableau disparu trône à côté d’une pendule. Quant au décor des scènes d’extérieur, au revers des panneaux du fleuve, elles ont l’artificialité de l’espace théâtral avec ses galeries et ses loggias, ses escaliers, ses coins d’ombre et ses personnages qui surgissent et disparaissent, épient et commentent. L’esprit alors se met à battre la campagne. La balle rebondit, comme au squash, entre la Russie du milieu du XIXe siècle, les relents de l’oligarchie soviétique et le monde contemporain, ses souffrances au travail, ses ruptures entre « anciens » et « modernes », les régressions en tout genre qui guettent la société et le carcan des modèles qui, sous d’autres formes, continue de peser. Parce que ces personnages ne sont pas si différents de nous et que, avec tous leurs travers, ils sont une humanité qui ressemble furieusement à la nôtre. C’est là la force d’Ostrovski. Transcender le temps en créant un modèle universel dont la drôlerie et le caractère tragique sont de tout temps et de tout lieu.

© Jean-Louis Fernandez

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L’Orage d’Alexandre Ostrovski S Adaptation Laurent Mauvignier

S Mise en scène Denis Podalydès, sociétaire de la Comédie-Française S Assistant mise en scène Laurent Podalydès S Scénographie Eric Ruf S Assistante scénographie Caroline Frachet S Costumes Anaïs Romand S Son Bernard Vallery S Lumières Stéphanie Daniel S Avec Cécile Brune (Fekloucha), Julien Campani (Boris), Philippe Duclos (Kouliguine), Francis Leplay (Chapkine), Leslie Menu (Varvara), Dominique Parent (Dikoï), Laurent Podalydès (Promeneur), Mélodie Richard (Katerina), Nada Strancar (Kabanova), Bernard Vallery (bruitiste et guitare), Geert van Herwijnen (Koudriache), Thibault Vinçon (Kabanov) S Production Centre International de Créations Théâtrales / Théâtre des Bouffes du Nord S Coproduction Le Quartz, Scène nationale et Congrès de Brest ; Le Parvis – Scène Nationale Tarbes Pyrénées ; Scène Nationale d’Albi-Tarn ; Célestins, Théâtre de Lyon ; Théâtre de Caen ; Théâtre Cinéma de Choisy-le-Roi, scène conventionnée d’intérêt national Art et création pour la diversité linguistique ; La Maison, Nevers Agglomération – Scène Conventionnée Art en Territoire ; Théâtre Saint-Louis – Pau ; Cercle des partenaires

Du jeudi 12 au samedi 29 janvier 2023, du mardi au samedi à 20h matinées le dimanche à 16h

Théâtre des Bouffes du Nord - 37 (bis), boulevard de La Chapelle 75010 Paris

TOURNÉE 2023

- 7 janvier 2023 au Théâtre Cinéma de Choisy-le-Roi

- 12 au 29 janvier 2023 au Théâtre des Bouffes du Nord

- 8 au 18 mars 2023 aux Célestins - Théâtre de Lyon

- 24 mars 2023 à La Maison - Maison de la culture de Nevers agglomération

- 28 et 29 mars 2023 à la Scène Nationale d’Albi

- 2 et 3 avril 2023 au Parvis, scène nationale de Tarbes Pyrénées

- 6 et 7 avril 2023 au Théâtre de Caen

- 25 et 26 avril 2023 au Théâtre Saint-Louis, Pau

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