10 Février 2022
Lorsqu’un collectif s’empare de paroles plurielles et de points de vue opposés sur le terrain encore chaud et sensible de la guerre d’Algérie, cela donne un spectacle qui passe au large du manichéisme et des interprétations univoques et ouvre la voie à un débat passionnant qui dépasse son seul sujet.
C’est seulement en 1999, trente-sept ans après le referendum d’autodétermination qui consacre l’indépendance de l’Algérie que l’Assemblée nationale qualifie enfin de « guerre » ce qui n’était considéré que comme une opération de maintien de l’ordre, une « affaire » algérienne. Avec les conséquences qu’on connaît : arrivée des pieds-noirs et des harkis sur le sol hexagonal et retour des soldats, dont certains resteront traumatisés de manière durable. Et le silence qui pèse longtemps sur les événements d’Algérie, que viendront troubler les témoignages comme ceux d’Henri Alleg (la Question) ou de Pierre Vidal-Naquet avec la Torture dans la République. Et le cœur fume encore, s’il rappelle les circonstances de la Grande Histoire, choisit de les croiser avec ces mémoires de l’intime qui composent nos vies quotidiennes, nous forment individuellement tout en modifiant durablement et de manière indélébile le visage de notre société.
Une galerie de portraits emblématiques
Élaboré au croisement de témoignages, recueillis auprès des familles et des proches des acteurs et des auteures, d’une investigation auprès d’historiens et d’associations, de documents d’archives et d’écrits littéraires, le spectacle met en scène différents protagonistes qui couvrent tout le spectre de ceux qui furent touchés par la fin de la colonisation en Algérie. Du côté des soldats, on trouvera aussi bien ceux qui passeront de la main tendue à la torture sans état d’âme, qui plus tard pour certains grossiront les rangs de l’OAS, que ceux qui n’en ressortiront pas indemnes, les protestataires, communistes entre autres, les déserteurs aussi. Face à eux se dresseront les combattants du FLN, anticolonialistes français ou algériens, porteurs de valises du réseau Jeanson en France ou de bombes mais aussi service d’ordre protégeant les manifestations culturelles pro-algériennes, aux destins contrastés, dont certains fuiront l’Algérie de Boumédienne. Figurent aussi dans ce portrait de groupe ces pieds-noirs, mal accueillis par la population française et ces harkis, auxiliaires de l’administration française du temps de la colonisation, qui seront parqués dans des camps et ne trouveront jamais vraiment leur place. Les intellectuels sont de la partie avec la première du Cadavre encerclé de Kateb Yacine, et sa présentation par Édouard Glissant alors que des menaces d’attentat ont été rendues publiques ou le procès intenté à Jérôme Lindon pour avoir publié le Déserteur de Jean-Louis Hurst, farce grossière où Lindon n’est pas condamné pour ses prises de position contre la torture mais pour le caractère dit « autobiographique » du personnage dont il publie l’histoire et sa Provocation à la désobéissance civile… Cette grande fresque, les comédiens, hommes et femmes, de toutes origines et de toutes couleurs, s’en empareront sans souci de « réalisme » ou de conformité des sexes.
L’Histoire en marche
Le destin de ces personnages du quotidien rencontre celui de la chronologie des événements algériens. La pièce commence en 1955, avec la création par Jacques Soustelle, alors gouverneur général de l’Algérie des Sections Administratives Spécialisées (SAS) destinées à promouvoir la présence française en proposant une aide scolaire, sociale et médicale aux populations rurales musulmanes. Les SAS ont aussi une mission prioritaire de renseignement militaire. Certains de ses officiers basculeront par la suite vers la torture. Si quelques-uns s’élèvent contre elle, d’autres se voileront la face et accepteront cette violence « ordinaire ». La pièce s’achève avec le match France-Algérie, en 2001, censé sceller une forme de « réconciliation » entre les deux pays, qui se solde à la 76e minute, sur un score de 4 pour la France à 1 pour l’Algérie, par l’arrêt du match à la suite de l’irruption de supporters algériens sur le terrain du stade de France. Entre ces deux bornes, après avoir rappelé la répression sanglante des premières manifestions nationalistes à Sétif en 1945, s’inscrivent l’attentat à la bombe au casino de la Corniche d’Alger perpétré par le FLN en 1957, et la bataille d’Alger la même année, reconstituée par Gilles Pontecorvo en 1965 dans un film éponyme tourné dans la Casbah qui ne sera autorisé en France qu’à partir de 1971 et qui, ironie de l’Histoire, sera par la suite utilisé par des militaires américains à titre d’étude sur les guerres révolutionnaires, en particulier lors de l’intervention en Irak.
Des interrogations sensibles
Dans un dispositif très simple – quelques chaises disposées de part et d’autre de la scène, un rideau en fils qui crée de nouveaux espaces comme ceux du casino d’Alger, un panneau suspendu qui affiche la temporalité, le lieu et l’occasion qui réunit les intervenants – les interventions des personnages s’enchaînent au fil du temps à travers le prisme de ceux qui les regardent, les écoutent et les traduisent, non sans humour parfois : les comédiens. La pièce ne juge pas. Elle énonce, laisse à chacun son regard sur les choses, son point de vue. C’est dans la complexité que la réalité est perceptible, non dans sa simplification. Entre le militaire qui expose que participer à l’OAS était plus qu’un choix, un devoir ou que torturer, c’était prévenir d’autres morts, ou l’ancien du FLN pour qui tuer était une nécessité et qui explique pourquoi il ne pouvait que quitter l’Algérie, pour laquelle il s’était pourtant battu, sous le régime de Boumédienne, à ces réunions d’anciens combattants qui se recréent une identité factice, dérisoire, alors qu’ils n’ont pour passé commun que des images qu’ils souhaiteraient oublier, ces hommes et femmes, militants ou non, exilés volontaires ou non, acteurs ou « agis » par l’Histoire et par la politique, ont finalement quelque chose qui les lie : ils disent leur souffrance de n’être plus finalement quelque part. Ils sont à cheval entre des mondes, entre des cultures, entre des histoires.
Une identité forgée de mémoires
Au sentiment de perte qui unit, à divers titres, ces « reliquats » humains de la colonisation, aux blessures qui saignent encore dans la société d’aujourd’hui, la réponse pourrait être celle de Kateb Yacine, retourner le gant et puiser dans la langue du colonisateur le moyen de le contester avec ses propres armes ; ou celle d’Assia Djebar, entrée à l’Académie française en 2006, trouver, dans cette mixité, une nouvelle énergie, « tresser cette langue [française] illusoirement claire dans la trame des voix de mes sœurs », où « les mots peuvent s’exhaler, mais [où] leurs arabesques n’excluent plus nos corps porteurs de mémoire. » Cette résultante de la colonisation pourrait cependant trouver bien d'autres résonnances et des prolongements dans la situation des migrants d'Iran, d'Afghanistan, de Syrie ou d'ailleurs, chassés par la situation politique, qui cherchent aujourd'hui de par le monde simplement à se définir, à être reconnus, acceptés, à vivre avec eux-mêmes et à être quelqu'un.
Et le cœur fume encore
S Conception, montage et écriture Alice Carré et Margaux Eskenazi S Avec des extraits de Kateb Yacine, Assia Djebar, Jérôme Lindon et de Le Cadavre encerclé de Kateb Yacine et la préface d’Edouard Glissant, publiés par les Editions du Seuil
S Mise en scène Margaux Eskenazi S Collaboration artistique Alice Carré S Espace Julie Boillot-Savarin S Lumières Mariam Rency S Création sonore Jonathan Martin S Costumes Sarah Lazaro S Vidéo Mariam Rency et Jonathan Martin S Régie générale et lumières Marine Flores S Avec Armelle Abibou, Loup Balthazar, Salif Cissé en alternance avec Christophe Ntakabanyura, Malek Lamraoui, Yannick Morzelle en alternance avec Lazare Herson-Macarel, Raphael Naasz et Eva Rami S Alternance régie en tournée Régisseuse Lumière Leslie Desvignes Régisseur Son William Leveugle S Avec les voix de Paul Max Morin, Nour-Eddine Maâmar et Eric Herson-Macarel S Durée 2h05 S Responsable des productions Émilie Ghafoorian S Production La Compagnie Nova et FAB - Fabriqué à Belleville S Avec le soutien de la Région Ile-de-France, de la DRAC Ile de France, de la Ville des Lilas, du Conseil Départemental du 93, de Lilas-en-Scène, de la Ferme Godier (dans le cadre de la résidence action et territoire de la DRAC Ile-de-France), du Studio Théâtre de Stains, du Collectif 12, du Centre Culturel de la Norville, d’Arcadi, et de de la Grange Dîmière à Fresnes, de la fondation E.C Art Pomaret, de la SPEDIDAM, de la fondation d’entreprise VINCI pour la Cité. Avec la participation artistique du Jeune Théâtre National Avec le soutien de la Région Ile-de-France, de la DRAC Ile de France, de la Ville des Lilas, du Conseil Départemental du 93, de Lilas-en-Scène, de la Ferme Godier (dans le cadre de la résidence action et territoire de la DRAC Ile-de-France), du Studio Théâtre de Stains, du Collectif 12, du Centre Culturel de la Norville, d’Arcadi, et de de la Grange Dîmière à Fresnes, de la fondation E.C Art Pomaret, de la SPEDIDAM, de la fondation d’entreprise VINCI pour la Cité.
TOURNÉE
Du 9 au 12 février - MAC Créteil
15 février - Théâtre de Corbeil Essonnes
22 février - Le Carré magique, Lannion
24 février - Le Carré, Scène nationale de Château Gontier
1er et 2 mars - Le Tangram, Evreux
4 et 5 mars - Le Cube, Douvres-la-Délivrande
8 et 9 mars - CDN de Tours
15 mars - Le Quain des Arts, Argentan
19 mars - Théâtre l’Eclat, Pont-Audemer
22 mars - Le Forum, Carros
24 mars - Le Bordeau, St-Genis Pouilly
26 mars - Le Point d’eau, Ostwald
29 et 30 mars - Théâtre Victor Hugo, Bagneux
1er avril - La Passerelle - Scène nationale de Gap
5 avril - Ransversales - Scène conventionnée de Verdun
12 avril - Théâtre au fil de l’eau, Pantin
19 et 20 avril - Le Figuier blanc, Argenteuil
26 avril - Culture Commune Grenay, Loos-en-Gohelle