10 Février 2022
Théâtre, danse et chansons se conjuguent pour dire les temps troublés de la guerre d’Espagne et leurs répercussions sur les consciences, en mettant en scène un couple d’artistes dont la femme se mue en pasionaria républicaine.
Carmela et Paulino sont de parfaits modèles d’anti-héros. Petits artistes se produisant au fil de leurs pérégrinations en roulotte là où ils peuvent, ils survivent à grand-peine de leur art. Pourtant ils ne voudraient pas faire autre chose. Mais dans cette Espagne où s’affrontent les républicains qui ont gagné les élections et les factions de Franco, les voilà pris par les nationalistes. Ils n’ont pour s’en sortir pas d’autre moyen que de d’attester de leur « bonne » foi qu’en jouant pour les soldats de Franco. Une pièce qui célèbrera l’Espagne et l’Italie fascistes et à laquelle des républicains condamnés à être fusillés le lendemain assisteront...
Un flash-back pour une fable qui mêle petite et Grande histoire
Lorsque la pièce commence, Paulino est seul. Il erre dans la nuit, la bouteille à la main, dans un décor chichement éclairé par quelques bougies où traînent çà et là des cordages et une vieille malle. Il a perdu sa partenaire et noie sa triste solitude dans l’alcool. Ses confidences avinées le ramènent en arrière, quand Carmela était encore sa partenaire. Il se replonge dans le passé pour nous conter leur aventure commune, leur errance à travers l’Espagne jusqu’à leur rencontre avec les soldats. Paulino se sent coupable. Il se défend, on saura plus tard de quoi. Son unique désir, c’était d’être artiste, et rien d’autre. Les vicissitudes du temps, il n’en avait cure ! Alors, républicains ou miliciens, qu’importait, pourvu qu’il puisse jouer. La politique, ce n’était pas pour lui. Mais voici que Carmela apparaît, mirage né de l’alcool, ombre émergée de l’ombre, fantôme revenu d’entre les morts pour apporter le contrepoint à l’histoire qu’il raconte. Parce qu'elle est morte et qu’une « poule mouillée » qui devient aphone pour se sortir des ennuis, c’est pas vraiment une référence.
Un texte contemporain traversé de refrains républicains
Le titre de la pièce reprend le refrain d’une célèbre chanson écrite en 1808 durant la guerre d’indépendance menée par l’Espagne contre Napoléon, reprise plus tard par les soldats républicains et les volontaires des Brigades internationales. José Sanchis Sinisterra, l’un des auteurs les plus primés du théâtre espagnol contemporain, installe le récit dans une salle de théâtre vide en zone nationaliste. Devant un parterre composé de franquistes, de fascistes italiens et de nazis d’un côté, de brigadistes enchaînés de l’autre, Carmela et Paulino doivent faire la preuve de leur non-adhésion au credo républicain en piétinant le drapeau rouge, en en faisant une serpillère. Au fil de leur remontée du temps, des chansons issues du répertoire républicain, interprétées a capella avec beaucoup d’émotion, rappelleront entre autres l'appel à la lutte et l’atmosphère des combats « au cœur de la bataille » qui opposèrent les républicains à Franco, ce « fils de pute ».
Une histoire d’indignation et de résistance
Dans une belle langue, imagée, poétique et teintée d’amertume, se raconte l’histoire de ces républicains qui dorment d’un long sommeil sans rêve, qui se reposent « tranquillement » au fond des fossés, celle de ces enfants qui partent en vacances dans l’au-delà, celle aussi de Federico García Lorca à la poitrine pleine de trous où passe la lumière et de bien d’autres encore. Le texte évoque ces voies qui ne se croisent jamais et dresseront les membres d’une même famille les uns contre les autres. Celle des insomnies qui font de la nuit un jour interminable, la peur qui colle aux semelles et les tracts dont on se débarrasse à la va-vite dans les toilettes. Au milieu de tout cela, ils sont là, et ce qui leur est donné de contempler leur donne parfois envie de vomir. Alors, un jour, pourquoi celui-ci plus qu'un autre, Carmela craquera, dans un sursaut de bravoure, et leur histoire s’achèvera, rendant Paulino à une solitude où il reste confronté à ses propres atermoiements, à son incapacité à prendre position.
Une histoire d’émotion et de théâtre
Dans l'espace plongé dans la pénombre que délimite une rampe lumineuse de faible intensité, ils toréent, jouent, dansent, chantent tandis que retentit au loin l’écho des fusillades et que passent les avions rasant le sol. Tandis qu’il s’escrime à parler italien à des soldats pour tenter de les amadouer, ironisant sur cette patrie de Dante et de Pétrarque devenue celle de Mussolini, elle contemple la misère qui n’est plus seulement celle de leur couple mais celle de tout un peuple, plongé dans la douleur et le sang. Entre rire et larmes, cocasserie et drame, au milieu des discours de Franco encensant la marche en avant de l’Espagne vers la souveraineté nationale contre l’internationale rouge s’élève, en dépit de tout, l’appel à la résistance. Pour ne pas être mort bien que vivant.
Ay Carmela ! D’après José Sanchis Sinisterra
S Adaptation et mise en scène Lionel Sautet S Traduction Angeles Munoz S Avec Caroline Fay, Lionel Sautet S Création lumière Raphaël Maulny S Musiques additionnelles Marwen Kammarti et Fusta! S Costumes et accessoires Maïlis Martinsse S Production Cie Les Funambules S Coréalisation Théâtre Lucernaire S Partenaires ADDA du Tarn, Créadiffusion, Les Vedettes et AF&C Remerciements L’Été de Vaour, Même sans le train, Le Théâtre du Lavoir et Le Théâtre du Colombier
Jusqu’au 20 mars 2022, du mardi au samedi à 21h, dimanche à 17h30
Au Lucernaire - 53, rue Notre-Dame-des-Champs 75006 Paris
Rés. www.lucernaire.fr et 01 45 44 57 34