24 Février 2022
Quand la papesse du Nouveau Roman, près de la fin de sa vie, se penche sur son enfance, ce n’est pas au nom d’une quelconque autobiographie. C’est encore et toujours au travers du prisme de la littérature.
Deux femmes sont présentes sur scène, l’une en robe, l’autre en blouse et en pantalon. Cependant le tissu dont sont faits la robe et la blouse sont identiques. Elles sont les deux faces d’un même personnage, celui qui se raconte dans un dialogue avec lui-même et dont une face vient parfois contredire ou questionner l’autre, traduire, peut-être aussi, les sentiments contradictoires qui reposent au fond de sa conscience, les émotions mêlées, parfois contradictoires, qui composent nos souvenirs ou dirigent notre comportement. Pour tout accessoire, elles n’ont que l’espace de la scène et deux chaises identiques. C’est dans le langage et dans le jeu qu’il faut chercher la justification du spectacle.
Une enfance dedans-dehors
Nathalie Sarraute nous avait habitués à une non catégorisation des personnages. Ils étaient « Il » et « Elle », « Homme » ou « Femme », objets de littérature. Ici, c’est une femme qui a dépassé sa quatre-vingtième année qui se penche sur son passé. Elle évoque, en notations éparses qui se recomposent au fil de la pièce, l’histoire de son enfance, jusqu’à son entrée au lycée Fénelon. Onze années traversées par une double appartenance, française et russe, où les diablotins farceurs, des « domovoï », lui soufflent que sa mère a la peau d’un singe et où reviennent les souvenirs de la maison d’Ivonovo avec ses auvents de dentelle de bois sculpté et ses stalactites en grappe. Onze années à la poursuite d’une mère insaisissable qui se dérobe sans cesse, oppose une froideur distante aux velléités de tendresse de sa fille. Onze années marquées par le divorce de ses parents et sa deuxième vie, dans une deuxième maison, avec une deuxième mère…
De l’usage du fragment comme un mode d’écriture
À l’intérieur du cadre de la photographie, rien n’est cependant fixe. Une notation en contredit une autre. La voix de son double lui susurre qu’il pourrait y avoir une autre histoire… Sa manière de dire « Je » prend une forme littéraire. Elle devient écriture. À pensée fragmentée, mémoire fragmentée. Point d’évocation continue, retraçant pas à pas une chronologie, mais une série de séquences, qui font revenir les souvenirs dans le désordre, les réagencent entre eux, les font revenir comme en écho d’un moment à l’autre, rencontrer une autre résonnance. La lumière, ici, marque la discontinuité de l’écriture, ses ruptures et le cheminement de la parole dans l’espace mental où s’établit le dialogue entre les deux faces du personnage.
Un texte à dire
Faire entendre la langue, en faire percevoir les scansions, la discontinuité, les ruptures, sans autre artifice que la présence du comédien – de la comédienne ici, même si l’on se demande, à certains moments, si Nathalie Sarraute ne joue pas à nouveau sur la confusion homme-femme et la mise à distance qu’on lui connaît en prêtant à son personnage des adjectifs masculinisés – relève de la performance. Anne Plumet, dans son rôle de petite fille et d’adulte à la fois, passant d’un registre à son commentaire et d’une émotion à sa mise à distance, et Marie-Madeleine Burguet, tantôt froide, tantôt acerbe et inquisitrice, s’inscrivent dans cette dualité de l’écriture qui joue la confrontation et le rapprochement. Elles apportent au texte ce qui lui correspond : une charge émotionnelle toute en nuances et en retenue.
Enfance de Nathalie Sarraute (éd. Gallimard)
S Mise en scène Tristan Le Doze S Avec Anne Plumet et Marie-Madeleine Burguet S Lumière Christophe Grelié S Scénographie Morgane Le Doze
Du 16 février au 26 février 2022 à 19h les mercredis, jeudis, vendredis et samedis
Du 2 mars au 11 mai 2022 à 19h tous les mercredis
Manufacture des Abbesses – 7, rue Véron – 75018 Paris
01 42 33 42 03 www.manufacturedesabbesses.com
À la Manufacture des Abbesses aussi, de Nathalie Sarraute :
Pour un oui, pour un non : du 3 mars au 14 mai 2022, jeu., ven. & sam. à 19h. Voir l’article concernant ce spectacle : http://www.arts-chipels.fr/2019/09/pour-un-oui-pour-un-non.a-la-frange-des-mots.html