12 Janvier 2022
Joël Pommerat dresse avec compassion mais sans complaisance le portrait d’une micro-société de ratés et de laissés pour compte. Une évocation à la fois terrible, grotesque et touchante.
Elle remplit la scène de mots. De peur, peut-être, que sa mémoire qui se vide sans qu’elle puisse arrêter le processus ne cède la place au gouffre sans fond qui a englouti ses souvenirs, à ces blancs qui la saisissent dès qu’elle doit réciter un texte. Parce qu’elle est comédienne dans l’âme, elle en est sûre. N’était ce petit « problème » pour lequel elle envisage de se faire opérer – une opération dont on comprend qu’elle n’est qu’un vœu pieux, nécessairement voué à l’échec – elle aurait du succès. Cela ne la révolte pas. Elle est positive. Elle va y arriver. Elle est gentille, Elda Older, cette femme qui entretient Walter, son frère, sculpteur sans succès, au demeurant pas le plus aimable des hommes. Il débarque un soir, préoccupé du loyer de son atelier à payer. Il est accompagné de son modèle, un géant massif, balourd, gauche et mutique ou presque : Alexandre-Maurice. Celui-ci n’est pas inconnu dans la maison…
Une temporalité brouillée
Peu à peu, dans des allers-retours permanents entre passé et présent se dessinent des histoires qui se croisent. Vingt ans auparavant, Alexandre-Maurice et son frère Saltz habitaient la maison avec leur mère, impotente, énorme, omniprésente, pesant de toute sa force sur le destin de ses garçons. Un litige avec les héritiers du propriétaire les menace de se voir jeter à la rue. Est-ce pour cette raison qu’un soir, sans doute différent des autres, Alexandre-Maurice aurait pu tuer sa mère – du moins est-ce ainsi que la police, dont les interrogatoires sont présents en voix off, l’a déduit des événements ? S’il n’en garde en tout cas aucun souvenir, cela lui a valu vingt ans d’internement psychiatrique. Eda se prend d’amitié pour ce géant taciturne et relativement débonnaire. Elle qui n’a plus de mémoire se met en tête de la lui faire retrouver, à lui, cette mémoire qui se dérobe. Mais cette remontée dans le temps ne fonctionne pas que pour lui. Bientôt les lignes se brouillent. Passé et présent se chevauchent dans la double quête d’Alexandre-Maurice et d’Eda, le premier pour savoir s’il a réellement tué sa mère et pour quelles raisons, la seconde dans son désir éperdu de renouer les fils qui lui permettront de remonter sur les planches.
Un marigot saumâtre
Les duos fraternels que la pièce présente placent face à face des tempéraments opposés. À la générosité souriante et volontaire d’Eda s’oppose la froideur égoiste de son frère. À la massivité sans malice et brute de décoffrage d’Alexandre-Maurice répond le caractère buté et renfermé de Saltz. Dans cet univers qui empeste la grisaille et le marais s’introduisent deux personnages qui n’ont guère à leur envier. Les velléités littéraires insatisfaites de Jean, le voisin qui a décroché un contrat d’écriture pour une commémoration s’exacerbent devant le bruit de la machine à écrire d’Eda qui reporte sur le papier, en vue d’écrire un livre, l’histoire d’Alexandre-Maurice. Quant à Jessica, l’amie de Saltz elle peine à s’extraire du milieu dans lequel elle ne se reconnaît pas mais dans lequel elle est engluée. Médiocrité et échec sont les maîtres mots qui imprègnent le quotidien des personnages.
Entre damnation et rédemption
Ils sont cependant attachants, ces personnages qui cherchent tous à échapper à la fatalité qui pèse sur eux et que le hasard a réunis, pour certains une fois de plus. Alexandre-Maurice et son frère ont assisté aux premiers essais ratés d’Eda. Maintenant que la boucle qui les relie s’est refermée, c’est à nouveau ensemble qu’ils viendront à bout ou pas de cet enfer qui constitue leur vie, qu’ils se battront pour changer les choses. Mais l’ambivalence est là. Quand Walter, le frère d’Eda, est contraint de quitter son atelier parce que sa sœur a oublié de payer son loyer, son malheur lui apporte le bonheur. Ses sculptures, exposées dans la rue, attirent les passants qui les emportent chez eux. Alexandre-Maurice retrouve la mémoire, Eda, qui s’est entraînée dans sa tête, à défaut de théâtre, au chant lyrique, se produit sur scène, mais leur « réussite » ne les conduit qu’au drame. Quant à Jean, sa joie d’avoir à écrire n’a pour corollaire que son impossibilité d’aller au bout de son projet. Entre les pôles qui opposent les personnages entre eux mais confrontent aussi leurs aspirations et leurs destins, un courant passe, et pas toujours dans le même sens. Si la destinée de l’homme est tragique, tenter d’y échapper, même en menant un combat perdu d’avance, vaut la peine… C’est peut-être la leçon à tirer de ces personnages fragiles dans leur détresse mais forts de leurs convictions.
Pôles de Joël POMMERAT (Actes-Sud Papiers)
Mise en scène Christophe Hatey, Florence Marschal AVEC Le présent : Florence Marschal (Elda Older), Roger Davau (Alexandre-Maurice Butofarsy & La Mère), Tristan Godat (Jean), Cédric Camus (Walter Older) 20 ans auparavant : Loïc Fieffé (Alexandre-Maurice Butofarsy), Karim Kadjar ou Emilien Audibert (Saltz Butofarsy), Samantha Sanson (Jessica), Aurore Medjeber (Jeune Elda & La Voix de l’Interrogatoire) Soutiens : Théâtre 13 - Colette Nucci (Résidence de création en octobre 2019), CDN Nanterre-Amandiers (Résidence novembre 2020), Le CentQuatre-Paris (Résidence juin 2020), Théâtre de la Reine Blanche - Elisabeth Bouchaud (Lecture), Stéphanie Bataille - Directrice Théâtre Antoine, Compagnie Louis Brouillard/J. Pommerat, A. de Amezaga
Studio Hébertot - 78 bis Boulevard des Batignolles, 75017
Du 6 janvier au 25 février 2022 Du jeudi au samedi à 21h, dimanche à 14h30
Tél. 01 42 93 13 04 www.studiohebertot.com