Le cartographe. Cartographier la mémoire du ghetto de Varsovie.

Dessiner les frontières disparues du ghetto en identifiant ses caractéristiques et les lieux marquants de son histoire pour lui éviter de sombrer dans l’oubli, tel est le propos de ce spectacle attachant qui prend la forme d’une enquête policière sur les traces d'une énigmatique carte disparue.

À Varsovie, une femme erre dans les rues, une carte à la main. Elle est l’épouse d’un attaché d’ambassade français en poste à Varsovie. Elle cherche à redessiner, en arpentant la ville, le territoire du ghetto détruit par les Allemands, dont il ne reste rien ou presque dans les rues d’aujourd’hui. Elle-même ignore la raison de son obstination qui se heurte à l’incompréhension de son époux, mais la nécessité est impérieuse. Son enquête la mène chez un curieux instituteur devenu antiquaire qui collectionne les objets du ghetto puis sur les traces d’une mystérieuse carte, pas vraiment comme les autres, qui aurait été dressée à l’époque. Voilà la porte ouverte à un retour vers le passé qui la mènera vers un vieux cartographe et sa petite-fille, dans une traversée du temps qui entremêle l’histoire du ghetto de 1940 à 1943, les années soviétiques et l’époque contemporaine.

La cartographie, espace de la réflexion et de la pensée

Le vieux cartographe appartient aux années du ghetto. Assis à un pupitre d’écolier – pour tout décor on ne trouvera tout au long du spectacle que quelques chaises et tables – il évoque son travail passé, la place de la cartographie dans sa vie et, plus largement, ce que cartographier veut dire dans l’Histoire. Il met en lumière les choix qui président à la conception de la carte, l’intention qui se dissimule sous l’apparente neutralité de son aspect. Il révèle que, par-delà les tracés, le choix des icônes qu’on y insère est une lecture de la réalité, une manière de mettre en évidence, au-delà du seulement mesurable, la manière dont les hommes vivent et ce qui les caractérise. Une autre séquence, plus tardive dans le temps, mettra en scène une autre cartographe confrontée au pouvoir communiste dans une Pologne sous emprise soviétique. La carte, devenue arme potentielle et outil de propagande, se verra réduite au rôle de support du discours officiel, imposé par le régime. Car la carte n’est pas neutre. C’est un moyen de formater la réalité, de réécrire l’Histoire…

Cartographier le ghetto

La vieillesse a confiné le vieux cartographe chez lui, avec pour toute visite celle de sa petite-fille. Il voudrait bien cependant réaliser une carte du ghetto car, même s’il ne sait pas que celui-ci va bientôt disparaître, il a le sentiment qu’il est urgent de laisser cette trace. Sa petite-fille, vif-argent malicieux et débrouillard, identifiera pour lui les éléments constitutifs du ghetto. Elle se promène dans les rues, enregistre les activités quotidiennes qui s’y déroulent, identifie les commerces, les lieux de réunion. Même si elle enjolive pour son grand-père une réalité tragique, elle voit la privation et la faim, le typhus et la tuberculose ravager la population. Elle sera le témoin des derniers moments du ghetto. Pour ceux qui veulent s’en échapper, elle rendra compte du coût des transactions pour passer de l’autre côté, regardera partir les premiers convois de déportés, mis de force dans des trains sous le masque fallacieux d’un « repeuplement vers l’est » et le mirage d’un travail potentiel. Pendant huit semaines, 6 à 8 000 juifs seront arrêtés et déportés chaque jour vers le camp de Treblinka avant que le ghetto ne se soulève et ne prenne les armes.

Mettre des mots sur des images inexistantes. Une mémoire souterraine.

C’est cette mémoire que recherche Blanche, la femme de l’attaché d’ambassade. Elle suit un parcours qui la mène de la synagogue, où se tient une exposition de photographies du ghetto qui s’efface déjà, jusqu’à l’antiquaire qui lui parle de la légende de la carte cachée par la petite fille avant la destruction du ghetto – on pense aux documents et textes enfouis sous les décombres, retrouvés depuis – puis à la recherche de cette carte qui puise sa matière dans la vie même. Les retours vers le passé se succèdent. Les niveaux – entre le retour au ghetto, l’époque soviétique et la quête de Blanche – alternent et se complètent pour tisser le lien qui relie toutes ces histoires, entre elles et avec le présent. Cette mémoire qui s’édifie sur le grand vide du ghetto rasé est celle qui sourd de ces témoignages rescapés où ce sont les mots qui fabriquent les images. Le ghetto de Varsovie ne vit que par ceux qui l’évoquent ou ont voulu en fixer le souvenir. Comme l’énoncé factuel que dessine une carte, ils proposent dans la pièce une vision fragmentée de la réalité. Son exposition sans pathos ni catharsis ne la rend pas moins prégnante. Le plateau, dans son dénuement spectaculaire, contribue à rendre sa place à cette parole, pour qu’on ne l’oublie pas.

Le Cartographe de Juan Mayorga Traduction Yves Lebeau (publiée aux éd. Les Solitaires intempestifs)

Mise en scène Hervé Petit Scénographie Cie La Traverse en collaboration avec Caroline Mexme Costumes avec la participation de Marine Vouard Création sonore Viviane Redeuilh Lumière Tanguy Gauchet Avec Myriam Allais, Laurent Bariteau, René Hernandez, Raphaël Mondon, Hervé Petit, Charlotte Pradeilles, Céline Rotard Prineau, Nicolas Thinot. Création du 8 au 19 décembre 2021 Cie La Traverse Action financée par la Région Ile-de-France et les soutiens de l'INAEM, de l'Ambassade d'Espagne, de l'ADAMI, de la Spedidam et de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah Co-réalisation Théâtre de l'Opprimé et en partenariat avec DLM Productions

Du 8 au 19 décembre, mer.-sam. à 20h30, dim. à 17h (et matinées les 10, 14 et 16 déc. à 15h)

Théâtre de l’Opprimé - 78/80 rue du Charolais 75012 Paris

Tél. : 01 43 45 81 20