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Arts-chipels.fr

Erreurs salvatrices. Palimpsestes d’une rêverie apocalyptique sur un monde en ruines.

Erreurs salvatrices. Palimpsestes d’une rêverie apocalyptique sur un monde en ruines.

En associant divers textes d’Heiner Müller dans ce spectacle total où musique, lecture, théâtre, disciplines circassiennes, art corporel et vidéo s’entremêlent dans un espace éclaté où se perdent les repères, Wilfrid Wendling se glisse dans l’esprit de ce dramaturge qui fit du palimpseste un mode d’écriture et de pensée.

Un espace sans point d’appui, sans point de vue privilégié d’où regarder ce qui se passe. Voilà ce qui attend le spectateur qui entre dans la salle. Il est d'emblée à l’intérieur, inclus dans la représentation, rendu mobile par la possibilité qui lui est donnée de circuler dans l’espace, au hasard de ses choix d’errance, en transportant sa maison avec lui, en l’occurrence le petit tabouret de carton qui lui permettra de s’arrêter, de faire une pause dans ses pérégrinations. En pénétrant dans le lieu se dévoilent diverses propositions. Sur les quatre écrans disposés de part et d’autre, des images sont projetées. Champignon géant d’une explosion atomique, images négatives où apparaissent des avions, des chars, des mires de visée, parfois même des leaders politiques, ils racontent une histoire qui évoque la guerre, la destruction, l’anéantissement. Sont aussi disposés autour de la salle des consoles d’ordinateurs et leurs écrans et de curieuses structures dont on ne comprendra la fonction qu’une fois animées. Au centre, sur un plateau circulaire, des rideaux de fils sont disposés en cercles concentriques. La représentation peut commencer…

© Christophe Raynaud de Lage

© Christophe Raynaud de Lage

Des textes palimpsestes

Erreurs salvatrices agence ensemble divers textes d’Heiner Müller datés des années 1980. À cette époque, l’héritage brechtien s’est dissout dans les limbes car sa motivation a disparu. Il est devenu obsolète et le socialisme n'est plus si radieux. La réflexion sur la place de l’Homme et le sens de l’Histoire passe par le fragment, le recouvrement successif des couches de sens, l’accumulation d’images qui travaillent entre elles dans le désordre, dans l’éclatement, dans le télescopage. C’est ce qui est à l’œuvre dans le mélange de textes qui sert de soubassement au spectacle. Dans Paysage sous surveillance, Heiner Müller convoque la figure d’Alceste et le sacrifice par amour de la protagoniste, sa descente aux enfers et sa résurrection. Mais il pose aussi la question de la responsabilité. L’homme pour lequel Alceste accepte la mort n’est-il pas de fait son meurtrier ? Le meurtre se répète à chaque résurrection, mécanique infernale de la destinée humaine où le tractoriste de la fable perd, encore et encore, sa jambe, réduite en fragments dans un décor de fin du monde. S’y mêlent d’autres références, dont le personnage de Kumasaka le proscrit, le personnage de nô en état de rébellion permanente, ou l’image des Oiseaux d’Hitchcock, ces corbeaux devenus anges exterminateurs, mais aussi des œuvres plastiques de Rauchenberg ou de Magritte. Dans Avis de décès, qui aborde le suicide de sa femme, Müller dégage une histoire qui n’est pas qu’individuelle, celle d’une femme enfouie sous les décombres par trois fois dont les parents sont tués, mais offre une multiplicité de strates de lectures possibles où se mêlent références historiques, sociologiques et autobiographiques. Quant au Paysage avec les Argonautes, ce long monologue en vers à la métrique incantatoire, il renvoie à un « moi » qui ne cesse d’être Autre, de se confondre, de se chercher dans une juxtaposition d’images et de sensations.

© Christophe Raynaud de Lage

© Christophe Raynaud de Lage

Un spectacle de l’émotion brute

Le spectacle jette à la figure du spectateur cette pluralité de strates. On a perdu tout repère. Les images jouent leur partition, qui n’est pas celle du texte que Denis Lavant décortique à la manière d’un chirurgien découpant au scalpel les parties constitutives d’un corps pour en dresser l'anatomie terrible mais qui la rejoint. Le comédien en détache chaque mot, fait résonner les intonations comme si elles étaient neuves, qu’elles revêtaient une signification inusitée, prenaient place dans un environnement inédit. Tantôt on n’entend que sa voix, tantôt il apparaît à la galerie, penché sur une machine à écrire qui n’écrit rien, ou écrivain effeuillant au pupitre, parmi les spectateurs, un texte imaginaire qui se dérobe sans cesse. Tantôt ce sont ses mains qui apparaissent en dimension géante sur l’écran de ces nuits noires, tantôt il se dédouble, personnage réel saisi par la lumière du projecteur et fiction projetés sur l’écran. Il joue avec le danseur de fil qui s’enroule et l’enroule autour de lui, reliés l’un à l’autre par le nœud qu’ils forment ensemble et par la chorégraphie qui se met en place dans l’entremêlement des fils que l’on rassemble et que l’on disjoint, à la fois tremplin dans une ascension vers l’évasion et les cieux et rideau qui masque et occulte le fil d’une vie non linéaire.

© Christophe Raynaud de Lage

© Christophe Raynaud de Lage

Un espace à la fois abstrait et terriblement concret

Impossible de dissocier le son de ce qui se déroule. Il est « sale », pas débarrassé de ses impuretés – comme nous sommes. Électronique, la musique se fait espace intérieur traversé par les orages que le texte énonce, assourdissante parfois comme les explosions qui ponctuent la clameur des batailles, ou silence peuplé de bruits qui évoque l’écorchement des personnages qui traversent le champ de ruines qu’est devenu notre mémoire. L’exploration cinétique du « fileur » trouve une correspondance dans les monolithes qui s’animent par la lumière ou par la vibration sonore que suscite le programme piloté par le musicien Grégory Joubert en direct. Les thèmes de la réflexion et du miroir sont présents à travers les parois réfléchissantes qui s’éclairent et les variations sur l’eau agrandies par l’écran qui sont les métaphores de la mémoire et de l’oubli tout autant que celle des profondeurs de la conscience.

© Christophe Raynaud de Lage

© Christophe Raynaud de Lage

Si Je est un Autre, l’Autre est moi

Heiner Müller, tout en parlant de lui et de ceux qui l’entourent, en évoquant son univers dans ces éclats fichés dans l’épaisseur du temps, nous convie à un voyage intérieur. La force de son écriture est d’être à la fois dedans et dehors, comme il le raconte dans Hamlet machine, tout à la fois le tankiste dans sa tourelle, l’ouvrier qui lui jette une pierre, la pierre elle-même, celui qui regarde la scène et celui qui l’écrit. Au spectateur qui passe le seuil, il ne sert à rien de choisir un point de vue. Seulement de se couler dedans et d’absorber, toutes terminaisons en éveil, la multitude de sensations et de réflexions qui l’assaillent et le placent, fasciné et pensif, devant cette vision d’apocalypse d’un monde explosé, déchiqueté, écartelé et en miettes : le nôtre.

© Christophe Raynaud de Lage

© Christophe Raynaud de Lage

Erreurs salvatrices, de Wilfrid Wendling d’après divers textes d’Heiner Müller

¥ Au plateau S Wilfried Wendling, conception et musique électronique live, Alvaro Valdez Soto, danseur aérien et regard chorégraphique, Denis Lavant, comédien, Grégory Joubert, musicien et mécaniques plastiques, Thomas Mirgaine, interprète des machines sonores ¥ Participation à la création et à la conception de l’installation S Cécile Beau, plasticienne S Gilles Fer, scénographie « fileuse » S Cyrille Henry, conception et réalisation des machines S Annie Leuridan, conception lumière S Marion Platevoet, dramaturge ¥ Équipe technique S François Boulet, lumière S Mélanie Clénet, costumière S Vladimir Demoule, vidéo et régisseur audiovisuel S Camille Lézer, régie générale S Thomas Mirgaine, ingénieur du son S Louis de Pasquale, régisseur lumière S Julien Reis, vidéo et régisseur audiovisuel S Marine Pontier-Guillôme, production S Erreurs Salvatrices a été créé le 26 novembre 2021 au Théâtre de l’Archipel – Perpignan S Production La Muse en Circuit, Centre National de Création Musicale S Coproduction Maison des arts et de la culture de Créteil / POC d'Alfortville / Compagnie PROMETEO, Compagnie Lunatic S Avec le soutien à la résidence du Nouveau Théâtre de Montreuil et du POC d'Alfortville, du Centre National de la Musique (CNM), l'aide à la création de la Région Île-de-France et la participation du CNC / DICRéAM

Du 06 au 18/12/2021 à 19h30

Théâtre de la Cité internationale (Galerie) – 21 A, boulevard Jourdan – 75014 Paris

Tél. 01 43 13 50 60 www.theatredelacite.com

Il est possible d'assister à un, deux ou trois sets selon les soirs (voir le détail des sets par soirées dans les informations pratiques du Théâtre) S Set A ~ L’autre dans le retour du même S Set B ~ La faille dans le déroulement S Set C ~ Le trou dans l’éternité

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