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Arts-chipels.fr

K ou le paradoxe de l’arpenteur. Kafka et ses doubles.

K ou le paradoxe de l’arpenteur. Kafka et ses doubles.

Restituer par le théâtre et par l’image toute la complexité de l’œuvre de Kafka sans céder au jeu des interprétations dont elle a fait l’objet et lui rendre sa richesse et sa force énigmatiques forment l’objet de cette adaptation au plus près du texte du Château, l’un des romans inachevés de Kafka.

Un Arpenteur engagé par un Château inaccessible au commun des mortels échoue dans le village sur lequel ce Château règne. Les informations sur la venue de l’Arpenteur et sur son engagement sont contradictoires et l’accueil des villageois plutôt frais. Dans sa tentative sans cesse battue en brèche d’accéder au Château pour se faire reconnaître, l’Arpenteur K se trouve pris au piège de la toile du fonctionnement administratif. Optimiste – ou inconscient ? – il se débat pour en sortir mais à chaque tentative réduit ses ambitions. Il croise sur son chemin toute une série de personnages hauts en couleur : des aides plutôt collants, si semblables qu’on peine à les distinguer, un aubergiste et sa femme, confits en respect face aux diktats des employés invisibles du Château, le Maire qui lui propose, au lieu de l’embauche promise, un obscur emploi dans une école, un messager à la mémoire fuyante et bien d’autres, mais aussi des femmes : Olga, l’employée et plus de l’hôtel des Messieurs (du Château), qu’il détournera avant de l’abandonner, Pépi, la petite servante qui rêve de celui qui mettrait le feu à l’hôtel, ou Amalia, la seule personne capable de s’opposer aux diktats du Château.

K comme Kohlhass

À l’origine de la création du Château se trouve sans doute la référence à Michael Kohlhaas, un texte d’Heinrich von Kleist – un K parmi tous ceux que l’auteur croise – qu’affectionnait particulièrement Kafka. Ce court roman inspiré d’une histoire réelle met en scène, au temps de la Réforme, un honnête marchand de chevaux qui, victime d’un abus de pouvoir, prend la tête d’une révolte et se mue en justicier impitoyable qui met le pays à feu et à sang. Capturé, il est condamné à mort mais contraint en même temps la justice à lui donner raison et à démettre le baron qui l'a spolié. L’Arpenteur K, lui aussi, demande justice. Il s’acharne à faire reconnaître son embauche auprès d’un Château qui se dérobe sans cesse et nie sa qualité d’être – l’arpentage. Les tentatives désespérées de l’Arpenteur pour faire valoir son bon droit se heurtent au mur d’une administration invisible et toute-puissante. Mais, contrairement à Michael Kohlhass qui, à la fin, obtient gain de cause, K livre avec acharnement un combat dérisoire et perdu d’avance. Il ne gagnera pas parce qu’il se bat à l’intérieur du discours de l’adversaire et qu’il est nécessairement perdant à ce jeu-là. De compromis en compromis, il s’enfonce peu à peu dans la logique du Château et signe les conditions de sa défaite. Seules les femmes, à l’image de sa sœur Otlla et de Milena Jesenska, l’amie-amante de Kafka, ont une chance de s’en sortir.

K ou le paradoxe de l’arpenteur. Kafka et ses doubles.

Un Château qui n’attend pas d’Arpenteur

Cet Arpenteur-là, d’ailleurs, que doit-il au juste mesurer ? Les villageois, comme le Maire, le lui ont bien signifié. Il n’y a rien à faire dans ce domaine, son inutilité est patente. Dans un monde où tout est établi, règlementé, régi, les questions d’arpentage n’ont pas leur place. Kafka joue sur les mots. Étymologiquement, l’arpenteur, s’il définit celui qui travaille à mesurer la terre (der Lanvermesser), porte aussi une valeur négative et désigne, employé comme adjectif, un homme présomptueux, téméraire, enclin à l’outrecuidance. On peut donc légitimement se demander de quel côté penche K. Curieusement d’ailleurs, le fonctionnaire auquel K doit avoir affaire et dont il dépend se nomme Klamm (encore un K). Comme si la danse des K dessinait les figures de nombreux possibles ou les multiples facettes d’un individu écartelé qui se cherche dans ses multiples reflets.

Du Procès au Château – K comme Kafka

L’histoire de l’arpenteur constitue une sorte de pendant au Procès. Tous deux publiés de manière posthume – le Château est écrit deux ans avant la mort de Kafka et laissé inachevé, en plein milieu d’une phrase – ils étaient destinés, selon les volontés de Kafka, à la destruction. C’est à l’exécuteur testamentaire et ami de Kafka, Max Brod, qu’on doit leur sauvetage. Dans les deux romans, K est le nom du personnage principal, doté du prénom « Joseph » dans le Procès. K pour Kafka ? Sans doute tant la quête angoissée de lui-même, pris au piège d’une trame qui l’étouffe – il est socialement marqué d’être un juif tchèque, écrit en langue allemande et, qui plus est, est nourri de culture hébraïque – et de la littérature l’obsèdent. On a beaucoup glosé, dans les deux cas, sur la signification à donner à ces écrits. Une dénonciation de la bureaucratie et de ses errements ? Une culpabilité de Kafka qui aurait emprunté les voies romanesques pour se manifester ? L’expression d’un mal de vivre ? Un éclairage psychanalytique qui mettait en avant ses obsessions ? Ou une interprétation plus métaphysique ou plus théologique, liée à la tradition hébraïque et aux origines juives de l’auteur ?

K ou le paradoxe de l’arpenteur. Kafka et ses doubles.

Un récit polyphonique

La mise en scène de Régis Hébette ne réduit pas le champ des lectures possibles. Elle énonce, reste au plus près du texte. Elle explore la galaxie animée des personnages qui révèle sans complaisance les faiblesses humaines, l’égoïsme, l’obséquiosité, la frayeur, la lâcheté, la marginalité parfois. Elle reprend la construction en plans-séquence du roman, comme si la caméra éclairait tour à tour les péripéties de cette histoire à la fois cocasse et absurde qui pourrait être drôle si elle ne confinait à la tragédie de la dépossession de soi. Régis Hébette en accentue la stylisation, comme pour faire échapper l’histoire à toute velléité d’interprétation psychologique. Dans cet univers artificiel où la neige tombe en paillettes argentées à l’avant-scène, les personnages sont les figurines tracées à gros traits d’un théâtre de marionnettes où la lumière découpe parfois, en ombres chinoises, des doubles démesurés des personnages, silhouettes fantomatiques arrachées d’elles-mêmes qui nous racontent les doubles de K. Portes, trappes et passages pullulent dans un décor de blocs montés sur roulettes qui se modifient sans cesse et s’encombrent d’envahissants papiers qui sont autant une métaphore de l’administration que de l’écriture. Cette machinerie ostensiblement « bricolée » et fonctionnant à vue nous entraîne sur les traces d’une fiction insaisissable, dans les pas d’un arpenteur de terres imaginaires à la recherche de son identité : le mystérieux Monsieur K, pris au piège de la littérature...

K ou le paradoxe de l’arpenteur. D'après LE CHÂTEAU de Franz KAFKA S Adaptation et mise en scène Régis HEBETTE S Avec Pascal BERNIER, François CHARY, Antoine FORMICA, Julie LESGAGES, Cécile SAINT-PAUL, Airy ROUTIER, June VAN DER ESCH S Création lumière Eric FASSA avec la collaboration de Saïd LAHMAR S Scénographie Régis HEBETTE avec la collaboration de Eric FASSA et Marion ABEILLE S Création sonore Samuel MAZZOTTI S Création costumes Zoé LENGLARE et Cécilia GALLI S Construction Marion ABEILLE, assistée de Élios LEVY S Régie générale Saïd LAHMAR S Assistant à la mise en scène Nathan VAURIE S Collaboration artistique Félicité CHATON

Création en octobre 2021 au Théâtre l’Échangeur, à Bagnolet (93)

Diffusion (en cours d’élaboration) : Théâtre de l’Union, CDN du Limousin ; Théâtre du Beauvaisis, Scène nationale de Beauvais

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