9 Septembre 2022
Trois histoires de femmes hors du commun passées à la moulinette analytique de trois historiennes, que raconte et met en scène une autre femme : Jeanne Balibar. Le pari que la recherche s’écrive, elle aussi, au féminin. Et une performance d’actrice.
Elles sont trois femmes, historiennes. Armées jusqu’aux dents de tout l’appareil critique relatif à la fonction. Les outils, l’analyse au pas à pas, dans le détail, des documents disponibles à leur étude, les références et les notes en bas de page. La même patience de fourmi industrieuse assemblant un à un les indices, confrontant les points de vue, complétant les informations avec une obstination de rat de bibliothèque se nourrissant de numéros de liasses, de minutes de procès, d’échanges de correspondance. Archéologues d’un passé partiellement enfoui ou chroniqueuses d’événements récents, Emmanuelle Demartini, Emmanuelle Loyer et Charlotte de Castelnau ont en commun de s’être penchées sur des vies de femmes exceptionnelles, chacune à leur manière.
Trois destins de femmes combattantes
Les trois femmes qu’elles décortiquent appartiennent à des époques différentes. Dans leur ordre d’apparition, il y a d’abord Violette Nozière, dans les années 1930, meurtrière de son père à dix-huit ans. Pour sa défense, elle invoque le viol à une époque où ces affaires sont soigneusement maintenues sous le manteau, où le silence est la règle et les mères frappées de mutité. Employé modèle, bon époux, soucieux de l’éducation de son enfant : rien ne manque au portrait idyllique que dressent les journaux et que clame la mère qui s’érige en figure hallucinée de la vengeance face à sa fille indigne. D’abord condamnée à mort, Violette Nozière voit sa peine commuée en travaux forcés avant d’être graciée, libérée puis réhabilitée en 1963, trente ans après les faits.
La deuxième est Delphine Seyrig, une actrice, fille de grands intellectuels, qui sera de bien des aventures de l’avant-garde. William Klein, Resnais, Truffaut, Buñuel, Demy, Duras, Akermann : son palmarès est impressionnant. Actrice au parler inimitable dans la scansion qu’elle imprime à ses phrases, dans sa manière d’accentuer les syllabes et de marquer les mots, toujours si « distinguée », la chevelure disciplinée impeccablement arrangée, elle épouse, dans les années 1970, la cause du féminisme en signant, notamment, le « Manifeste des 343 » – des femmes qui déclarent avoir recouru à l’avortement. Elle réalise alors des documentaires (Scum manifesto ou Sois belle et tais-toi). S’abattront sur elle les sarcasmes des journalistes, la mise au ban, la liquidation en règle de celle qu’on décrit comme traître à sa classe. Cette histoire, présentée sous forme de notes de travail, parcellaires, incomplètes, Jeanne Balibar la sollicite pour compléter ce parcours de femmes.
Le dernier texte met en scène une esclave de la colonie portugaise du Brésil au XVIIe siècle. Pascoa est accusée de bigamie par l’Inquisition qui fait de ce procès d’une pas-grand-chose un acte exemplaire. Plusieurs années d’enquête sont nécessaires pour remettre au jour le passé de l’accusée, en Angola puis au Brésil, dans un procès qui se tient à Lisbonne et où sans cesse sont demandées de nouvelles preuves de la bigamie de l’accusée, mariée en Angola avant de convoler au Brésil. Avec une grande intelligence et une certaine rouerie, celle-ci allègue que son « mariage » angolais n’en était pas un, les sacrements n’ayant pas été réalisés dans les normes. À travers cette aventure sinistrement rocambolesque, c’est toute une société qui se dessine : le trafic des esclaves, les rapports de forces existants, la chape de plomb que fait peser l’Inquisition, les rapports entre hommes libres et esclaves. Et avec elle émerge une vision inédite de l’esclavage brésilien, constitué en classe plus combattante, plus attachée et à même de défendre ses droits.
Chacune à leur manière, ces femmes se sont insurgées contre le sort qu’on leur faisait. Elles ont bravé les interdits et lutté, avec leurs armes, contre les préjugés de leur époque. Elles méritent que l’Histoire s’arrête sur elles et que nous, public, en ayons connaissance.
Le document « brut » : le théâtre à rebours
Jeanne Balibar choisit pour ces histoires le parti d’une certaine austérité. Un plateau qui se métamorphose en table, en siège ou en canapé selon les besoins de la lecture. Une lampe, qui donne un caractère intimiste à la lecture. Parfois des projections sur un écran en fond de scène. Nous sommes ici dans l’univers du document. Pas de fiction reconstituée, pas de récit intermédiaire, qui recollerait les morceaux des extraits pris dans chacune des évocations. La narration, c’est le cheminement de l’analyse elle-même, avec son appareil critique. Dans un langage qui est celui de l’historien, délaissant le littéraire au profit de l’analyse sèche, les autrices scrutent les situations sous une loupe qui n’épargne pas un poil, allant chercher dans le petit détail les sources de la révélation. À rebours d’un texte théâtral, elles livrent une parole que Jeanne Balibar restitue dans son statut même de texte destiné à être lu, pas à être joué.
Trois manières de raconter l’histoire
Jeanne Balibar imprime cependant une mise en théâtre, traduisant d’une mimique du bout des doigts les débuts et les fins de citation, changeant de timbre pour opposer les Nozière mère et fille ou pour reprendre le vocabulaire stéréotypé de l’instruction judiciaire. Elle adopte les inflexions de voix de Delphine Seyrig et met en parallèle la sécheresse des notes qui la concernent et les articles de presse ou les extraits des films qu’elle a tournés, ou retourne à la vision austère de l’écrit historique, sans autre support que la voix, avec l’évocation de l’esclave Pascoa qui clôt le « spectacle ».
Si l’on comprend la nécessité que Jeanne Balibar a de revenir à l’os du texte, sa volonté de nous faire percevoir le propos intellectuel qui fait échapper le spectacle au théâtre, avec un choix de textes en lui-même captivant, les plus de trois heures de lecture de ces trois évocations accolées constituent une durée difficile à soutenir avec l’attention requise. Face à l’évocation assez théâtralisée – par ses constituants même – de l’affaire Nozière, le « cas » Seyrig, moins organisé intellectuellement puisqu’il s’agit de notes mais plus visuel, nous perd un peu dans la fragmentation assumée de l’alternance entre cahier de notations en forme de têtes de chapitre et extraits de films. Et quand dans la dernière partie, le roi est nu, que les artifices ont été écartés pour laisser place à l’écoute, rester concentré devient difficile. Tant de sobriété exige du spectateur de maintenir son attention sur une longue durée, de se cramponner au texte. Avec un propos plus ramassé, la chose eût été plus aisée. Il n’en demeure pas moins que ces trois évocations sont passionnantes et que Mme Balibar y fait toute la preuve de son talent de comédienne, qui est grand.
Les Historiennes
Mise en scène & interprétation : Jeanne Balibar
Textes : La Meurtrière d’Anne-Emmanuelle Demartini, L'Actrice d’Emmanuelle Loyer, L'Esclave de Charlotte de Castelnau-L'Estoile
Avec le Festival d’Automne à Paris
Du 7 au 10 octobre 2022
Théâtre des Bouffes du Nord
01 46 07 34 50 www.bouffesdunord.com