7 Février 2017
Un recueil de textes, Je peins la lumière qui vient de tous les corps, rassemble des poèmes et des lettres, pour l’essentiel inédits, de ce peintre à l’esthétique provocante mais géniale.
Peut-être attendais-je trop de ses écrits tant le peintre est fondamental. De cet artiste majeur de la Sécession viennoise qui traversa la vie tel un météore avant de décéder à l’âge de vingt-huit ans, les fragments réunis ici (vingt-sept poèmes et vingt-et-une lettres) offrent la vision contrastée d’un jeune homme acharné à renouveler l’art, avide d’absolu, rétif à toute concession, qui s’oppose à sa famille pour défendre sa liberté.
Mais ces écrits restent ceux d’un très jeune homme, plus intéressants souvent sur le plan documentaire que riches dans leur forme et leur pensée. La correspondance en particulier s’avère un peu décevante : là où on attendrait davantage d’échanges sur l’art, on n’a souvent que la rancœur à l’égard de sa mère et de ses proches, encombrée des petits tracas de la vie quotidienne et des remontrances aux uns et aux autres. Mais elle permet aussi de comprendre la raison de ces corps torturés, désarticulés dans des poses improbables, hâves, et mangés de l’intérieur que propose le peintre.
L’utopie d’un art total, authentique, en rupture avec les valeurs mercantiles
Des pépites émergent au détour du chemin et méritent qu’on s’y arrête.
À propos d’une exposition d’Art nouveau en gestation à Vienne, par exemple, Egon Schiele, dans une lettre au peintre Anton Peschka le 2 mars 1917, synthétise ce qui fonde la Sécession : le désir de créer un art de synthèse entre les différentes disciplines, englobant arts majeurs et arts mineurs, pour créer un art total (« Gesamtkunstwerk »).
« C’était dans l’air. Beaux-arts… littérature et musique. Le monde des arts tout entier s’est levé en Autriche. Les fondateurs sont des artistes et des amateurs d’art. Entre autres : Arnold Schönberg, Gustav Klimt, Joseph Hoffmann, A. Hanak, Peter Altenberg et beaucoup d’autres – les meilleurs historiens de l’art, etc. Ce n’est pas une association, il n’y a que des groupes de travail. Voici notre appel :
" Depuis que l’horreur sanglante de la guerre mondiale a fondu sur nous, d’aucuns se sont rendu compte que l’art est plus qu’une affaire de luxe bourgeois. […] de jeunes gens indépendants se sont réunis […], ils ont loué un local d’exposition et de conférences afin d’y offrir aux peintres, sculpteurs, architectes, musiciens et poètes la possibilité de rencontrer un public qui, comme eux-mêmes, est prêt à résister à la dévastation culturelle toujours galopante. Ce jeune groupe d’indépendants ose tenter de lutter malgré tout contre l’esprit de l’époque qui étouffe tout dans l’intérêt matérialiste et condamne au silence les artistes dérangeants. Il faut faire cette tentative, car le temps est proche où les esprits devront rompre avec l’absence d’esprit, par instinct de survie, par une répulsion irrépressible, et par amour de cet idéal de l’humanité qui perdure en nous et dont la sauvegarde reste la mission suprême de toute jeunesse." »
Du peintre au poète
La revendication d’une peinture non décorative fera exposer à Klimt, Schiele ou Kokoschka des corps nus irradiant de toute leur charge érotique, sexuelle, comme un appel fondamental à la liberté. La poésie de Schiele est comme sa peinture, rugueuse, chargée d’orages, traversée d’éclairs, convulsive comme le trait heurté qu’il applique sur la toile.
ANARCHISTE-SOLEIL
Goûte la rougeur ! Flaire les vents blancs balançant, regarde dans l’univers : soleil. Regarde ces astres étincelant de jaune jusqu’à ce que tu te sentes bien et que tu sois forcé de clore tes paupières qui clignent. Des mondes cérébraux scintillent dans tes cavités. Laisse trembler tes doigts ardents, effleure l’élément, toi qui dois chercher en vacillant, qui es assis en t’élançant, couché en courant, qui rêves couché, veilles en rêvant. Les fièvres dévorent faim et soif et spleen, le sang s’en mêle.[…]
AUTOPORTRAIT
Une éternelle rêverie portée par un exquis trop-plein de vie. –
Inlassablement, – avec dedans, dans l’âme, une douleur émue. –
Elle s’enflamme, brûle, croît après le combat, – crampe du cœur.
Soupeser – et follement agité par le plaisir de l’excitation. –
Impuissante est la tourmente de la pensée, absurde, inapte à offrir des idées. –
Parle la langue du créateur et donne. – Démons, brisez la violence ! –
Votre langue. – Vos signes. – Votre pouvoir.
VISIONS
[…] J’ai vu le parc : vert jaune, vert bleu, vert rouge, vert mauve, vert soleil et vert tremblé –
et j’ai écouté les fleurs d’oranger épanouies.
Puis je me suis attaché à la muraille ovale du parc
et j’ai écouté les enfants aux pieds frêles, ceux, mouchetés de bleu et tigrés de gris, avec des nœuds roses.
Les arbres colonnes traçaient des lignes vers là-bas
quand ils se sont assis avec une grâce sensuelle en un large cercle,
j’ai songé à mes visions de portraits couleurs et il m’a semblé
que je n’avais parlé qu’une seule fois
avec eux tous.
Du peintre au poète et du poète au peintre, un même fluide circule, sève colorée et changeante aux couleurs d’une recherche exigeante et sans concession qui passe par la révolte et une quête d’identité incessante.
Egon Schiele, Je peins la lumière qui vient de tous les corps
Traduit de l’allemand par Henri Christophe
Agone, collection Cent mille signes, 2016