24 Octobre 2024
Le portrait-charge que Nicolaï Erdman dresse de la société soviétique à l’aube du stalinisme n’a rien perdu de sa force iconoclaste, qui s’inscrit dans le droit fil de la farce russe.
C’est dans le noir, au rythme d’une mélodie déstructurée inspirée de la musique de Chostakovitch, que débute la mise en scène de Stéphane Varupenne. Elle fait entrer le spectateur dans l’univers de la parcimonie et du rationnement des débuts de l’ère soviétique dans lequel même la lumière est un luxe. Et justement, c’est un décor misérabiliste qui se dévoile lorsque la scène s’éclaire. Un immeuble fatigué, où l’on vit les uns sur les autres dans des appartements partagés, avec au centre une chambre, surchargée des souvenirs de toute une vie rassemblés dans un espace exigu. C’est celle de Sémione Sémionovitch Podsékalnikov et de son épouse, séparée des voisins par une simple porte coulissante. Le décor est campé. Nous voici transportés dans un immeuble soviétique de la fin des années 1920, après la révolution russe.
Sémione est chômeur, dans l’incapacité de trouver un emploi. Il vit aux crochets de son épouse et, réveillé par la faim, il est à la recherche d’un morceau de saucisson qui apparaîtra bientôt aux yeux de sa famille et de ses voisins, par une série de quiproquos, comme le revolver avec lequel, convaincu de son inutilité sociale, il va se suicider, provoquant la panique de son entourage.
La pièce d’un jeune auteur à la carrière météoritique
Nicolaï Erdman n’a pas trente ans lorsqu’il écrit le Suicidé, sa deuxième pièce de théâtre après le Mandat, monté en 1925 par Meyerhold, qui est un véritable succès – 350 représentations au Théâtre Alexandra de Moscou et des représentations à Odessa, Kharkov, Bakou et Tachkent. Mais nous sommes en 1928 et Staline assoit son pouvoir et traque toute opposition – quelques années plus tard, c’est au Goulag qu’on condamnera les opposants. La censure fonctionne à plein. Le Suicidé, qui dresse un portrait au vitriol de la société soviétique, sera interdit en 1932 après avoir été visionné lors d’un filage par le Politburo. Arrêté, Erdman passera trois ans en Sibérie, puis aura interdiction de revenir dans certaines villes dont Moscou. Il y retourne en 1949. Comme un mort en sursis – le parallèle avec Malevitch s’impose à la mémoire – il n’écrira plus de pièces de théâtre mais des scenarii de comédies musicales et de spectacles de cirque.
Il faudra attendre 1981 pour que le Suicidé soit monté dans une version expurgée à Moscou, et 1987 pour que le Mandat et le Suicidé soient publiés dans une revue théâtrale russe. Erdman sera passé comme un météore dans le paysage théâtral russe. Il n’en demeure pas moins l’un des auteurs-phares de la période pré-stalinienne.
Clément Hervieu-Léger, Anna Cervinka, Adrien Simion, Sylvia Bergé © Vincent Pontet, coll. Comédie-Française
La galerie de personnages d’une société en pleine déconfiture
Suicidé malgré lui par la méprise de ses proches, Sémion Sémionovitch va vite comprendre le parti qu’il peut tirer de cette situation. Cossard, pleutre, pique-assiette, paresseux, il est le prototype du pauvre type sur lequel déferlent tous les malheurs du temps. Et la nouvelle de son suicide programmé donne des idées à tous ceux qui ont besoin de protester mais n’osent le faire et ont besoin d’un porte-parole pour assumer les conséquences de leur contestation. Un homme qui va mourir n’a rien à craindre puisque sa vie ne peut plus être menacée. Alors tous se jettent sur lui : intellectuels délaissés par le régime, commerçants qui s’estiment lésés, artistes non reconnus, religieux menacés, cocottes en mal de reconnaissance ou d’amour et autres le pressent de porter leur cause sous le regard suspicieux d’un commissaire politique aussi médiocre et modeste que bête. Pour Sémione Sémionovitch, devenir tout quand on n’était rien, adulé quand on était inexistant, est tentant. Donc qu’à cela ne tienne ! Il épousera toutes les causes du genre humain ! Sous le couvert de la farce, la critique, transparente, est acerbe. Le trait, acéré, frappe juste.
Farce à tous les étages
Voilà donc Sémione Sémionovitch promu au rang de hérault national de la protestation et la deuxième partie, qui célèbrera, comme il se doit, dans une grande fête, le sacrifice du héros, verra s’effacer ou tout au moins se minorer la vision « archéologique » du début. Les discours se succèdent à la gloire de celui que son estomac préoccupe plus que son discours d’adieu. Les comédiennes et les comédiens s’en donnent à cœur joie dans le ridicule et l’emphase ; Jérémy Lopez, en anti-héros aussi roublard que faux naïf et en profiteur jouissif de sa nouvelle popularité, se déchaîne. Lancé au milieu des spectateurs, il transforme le public en participants à son suicide festif à venir. Si le caractère très grinçant du texte y perd un peu de son acidité, on retrouve là l’esprit de la comédie russe et le goût de la farce à gros traits à la Gogol.
D’hier à aujourd’hui et du réalisme au fantastique
La traduction, elle, semble s’ancrer dans un vocabulaire et des expressions qui rappellent davantage notre temps que la Russie soviétique au tournant des années 1920-1930. Au fil du spectacle, le décor s’efface pour ne laisser visible que ce qui reste, quand le rideau de scène de la farce du suicide est tombé. Un récit de manipulations diverses comme nous le connaissons aujourd’hui, une société sous surveillance, un monde où l’on prend volontiers et où l’on fait passer des vessies pour des lanternes, où la fantasmagorie convoque les âmes des morts, à la manière, décalée, d’un Hamlet faisant revivre le meurtre de son père.
Mais mourra, mourra pas, Sémione Sémionovitch ? Au seuil de l’au-delà, il n’est plus si pressé de devenir suicidé, le candidat suicidaire qu’on retrouvera pourtant couché dans un cercueil, à la recherche d’un saucisson pour viatique. Pièce d’un jeune auteur dont l’expérience théâtrale est encore parcellaire, la pièce n’en finit pas de finir en une série de fausses fins que le spectacle restitue avec une fidélité exemplaire. Il eût cependant gagné à être infidèle en se resserrant quelque peu. Le comique s'épuise et le contenu trouble-fête si réjouissant du discours perd au passage un peu de son impact. C’est dommage. Cela n’empêche néanmoins pas d’apprécier la force de ce texte iconoclaste et le plaisir qu'il procure, à l'évidence, aux comédiens comme au public...
Léa Lopez, Clément Bresson, Yoann Gasiorowski, Adrien Simion, Christian Gonon © Vincent Pontet, coll. Comédie-Française
Le Suicidé d'après Nicolaï Erdman
S Mise en scène Stéphane Varupenne S Texte français, adaptation et dramaturgie Clément Camar-Mercier S Scénographie Éric Ruf S Costumes Gwladys Duthil S Lumières Nathalie Perrier S Direction musicale et arrangements Vincent Leterme S Son Colombine Jacquemont S Travail chorégraphique Marlène Saldana S Collaboration artistique Thibault Perrenoud S Assistanat à la scénographie Dimitri Lenin S Avec Sylvia Bergé (Grounia, une petite vieille), Florence Viala (Sérafima Ilinitchna, mère de Macha), Christian Gonon (Nikifor Arsentiévitch Pougatchov, un boucher), Julie Sicard (Margarita Ivanovna Péresvétova, une gérante de restaurant), Serge Bagdassarian (Aristarque Dominiquovitch Grand-Skoubik, un intellectuel), Adeline d’Hermy (Maria Loukianovna-Macha, une salariée, épouse de Sémione), Jérémy Lopez (Sémione Sémionovitch Podsékalnikov, un chômeur, époux de Macha), Clément Hervieu-Léger (Igor Timoféïévitch Iégorouchka, un coursier de la police militaire), Anna Cervinka (Cléopatra Maximovna, une bourgeoise romantique et une modiste), Yoann Gasiorowski (Viktor Viktorovitch, un écrivain), Clément Bresson (Alexandre Pétrovitch Kalabouchkine, un voisin, amant de Margarita), Adrien Simion (Père Elpidy, un prêtre, un type douteux et un croque-mort), Léa Lopez (Raïssa Filippovna et une couturière), le comédien de l'académie de la Comédie-Française Melchior Burin des Roziers (un jeune homme, Kostia, un type douteux et un croque-mort) et Vincent Leterme (Stépan Vassiliévitch Péresvétov, époux de Margarita et piano), Véronique Fèvre (clarinette), Hervé Legeay ou Martin Leterme (guitare) en alternance S Avec la participation artistique du Jeune Théâtre National S Avec le soutien d'Aline Foriel-Destezet, grande ambassadrice de la création artistique S Décor et costumes réalisés dans les ateliers de la Comédie-Française S Remerciements M.A.C COSMETICS et Champagne Barons de Rothschild S Réalisation du programme L'avant-scène théâtre S Durée 2h20 sans entracte
Du 11 octobre 2024 au 2 février 2025
Comédie-Française (salle Richelieu) – Place Colette, 75001 Paris
Réservations 01 44 58 15 15 comedie-francaise.fr