15 Septembre 2023
Ce spectacle à la langue belle et puissante aborde le thème du retour de l’enfant prodigue et explore les abîmes de la proximité et des non-dits familiaux.
Ils sont venus, ils sont tous là, en rang d’oignon sur le bord de la scène, leur guirlande de bienvenue entre les mains, les membres de la famille : le père et la mère, qui vivent à six cents kilomètres de là, les deux filles et leurs compagnons. Dans l’ex-maison familiale, ils sont réunis pour attendre le retour de l’unique fils de la famille, Yoann, qui vient de passer quatre ans en prison. Un intrus s’est glissé dans le cénacle, une verrue dans le paysage lénifiant ou revendiqué comme tel du cocon familial : un « proche », l’ex-petit ami de Yoann. Ils sont impatients. Ils s’agitent et l’on voit transparaître chez chacun une certaine tension qui n’est pas que d’attente. Des non-dits résiduels, qui pèsent dans leurs relations mutuelles. Ils vont peu à peu se découvrir, baisser la garde et laisser échapper l’indicible, soigneusement enfoui sous les couches des convenances.
Une famille dysfonctionnelle
Le Père, Didier est un menuisier retraité qui retarde l’annonce à sa famille de son cancer du poumon. Son épouse apparaît comme populacière, putassière peut-être, comme elle se définit quand elle reprend les propos des voisins qui soulignent son goût pour les couleurs pétantes et son maquillage outrancier. L’une des filles, Vanessa, vit plus ou moins aux crochets de sa sœur, avec son compagnon, le prototype du beauf qui en veut à la terre entière et plus particulièrement aux étrangers et à tous ceux qui s'écartent de la norme. Ils viennent d’avoir un bébé et on comprend très vite qu’avoir un enfant est la pierre d’achoppement du couple formé par la deuxième fille, Malou, avec son compagnon. Malou est la cheville ouvrière de la famille, son animatrice, le centre du rassemblement familial. Elle en tient tous les fils tout comme elle est la seule à avoir conservé le contact avec son prisonnier de frère. C’est elle qui a provoqué cette « cérémonie » du retour. Si elle a invité Clément, l’ancien petit ami de Yoann, c’est à la demande de celui-ci.
Une attente en huis clos. De la cohabitation à l’affrontement
Dans le marigot des relations familiales, la surface est agitée de ridules qui sous la surface masquent de véritables tempêtes. Dans cet espace clos, où le temps de l’attente apparaît suspendu, la marmite bouillonne. Elle explosera. Des réflexions aigres-douces vite réprimées, on passe progressivement aux règlements de compte, et ceux-ci sont violents. À la tranquille alternance des interventions de chacun se substitue la cacophonie du parler ensemble qui abolit l’écoute, avant que les querelles n’éclatent et que les objets volent. La situation n’est pas nouvelle. Maintes pièces de théâtre l’ont explorée, à commencer par Jean-Luc Lagarce qui développe des thèmes analogues. Mais Laurent Mauvignier a sa manière à lui d’enrichir cette histoire. Il ajoute à l’ensemble un épisode marquant : le fait que Yoann a fait de la prison, ce qui n’est pas sans conséquence. Ce qui remonte à la surface, c’est l’avant, la dérive du jeune homme cachée pour partie par Malou et Clément, mais surtout les répercussions sociales sur la vie de toute la famille de l’emprisonnement de Yoann. Car le puni n’est pas seulement celui qui est emprisonné. La société met au ban tous ceux qui lui sont proches.
Tournent, retournent et virent les paroles
Laurent Mauvignier nous entraîne dans une écriture au rythme lancinant où pirouettent et reviennent les mêmes ritournelles, comme une mélodie sans cesse remodulée traversée de leitmotive. Les personnages apparaissent comme enchaînés à leur parole. Ils tournent en boucle, reprenant la même antienne en apportant chaque fois un peu plus d’eau à leur moulin, accumulant, au fil de l’avancée de la pièce, des masses qui se déversent avec une violence accrue. La langue est belle, forte, les mots reviennent, montent à la charge sans relâche, se retournent et virent, formant un crescendo inarrêtable. Ils se frottent, se redoublent, grincent. Dans ce décor gris uniforme, à l’image de leur vie, les personnages s’interrogent sur ce que recouvre leur « amour » pour Yoann, parce qu’autour de « proche », on trouve aussi bien « rapprocher », jusqu’à l’étouffement, que « reprocher », et qu’ils sont dedans, immergés, à se débattre sans espoir de rémission. Ces mots, ces phrases, les personnages qu’incarnent les comédiens se les lancent à la figure pour ne plus les porter, pour les sortir d’eux-mêmes. Ils disent la douleur trop longtemps contenue qui se débonde, les frustrations accumulées, les perspectives bouchées, les rêves anéantis.
Un absent omniprésent
Laurent Mauvignier aurait pu choisir de n’évoquer Yoann qu’au travers des propos de ses proches. Auteur et metteur en scène, il choisit de le matérialiser sur le plateau. Présence imaginaire, invisible aux yeux des personnages excepté lorsqu’il vient se mêler à eux pour évoquer un épisode précis de leur passé commun, Yoann erre, d’abord à l’extérieur, face au public devant la scène, puis sur le plateau. Telle l’araignée qui régit ce dérèglement en tissant les fils sur lesquels prennent place les personnages, il se rapproche peu à peu des proies qu’il a prises dans la toile dont il est le prédateur en même temps que la victime et l’éternel absent. Il rôde, de plus en plus près, balançant entre ses mains une balle de tennis qui rythme le délitement de la situation, avant de se muer en metteur en scène déplaçant les éléments du décor pour placer ses acteurs là où il veut les amener. Au contraire du Godot de Beckett, il n’est pas pur esprit mais un maître d’un jeu dont il est en même temps le jouet. Drame social, tragédie familiale et vision fantasmatique fusionnent alors pour donner à voir et à entendre la totalité de l’histoire des personnages et la noirceur que la « proximité » avait celée. De cette plongée progressive en même temps qu’inéluctable, bien servie par des comédiens qui en livrent toutes les nuances, dans ces misères intimes qui s’ouvrent sur des gouffres et révèlent les mondes qui nous cernent, on ne ressort pas indemne.
Proches (texte publié aux éd. de Minuit)
S Texte et mise en scène Laurent Mauvignier S Avec Cyril Anrep (Quentin), Pascal Cervo (Clément), Gilles David (Didier), Lucie Digout (Vanessa), Charlotte Farcet (Malou), Arthur Guillot (Romain), Norah Krief (Cathy), Maxime Le Gac-Olanié (Yoann) S Assistanat à la mise en scène Elsa Imbert S Scénographie Emmanuel Clolus S Création lumières Stéphanie Daniel S Création son Lucas Lelièvre S Costumes Anne Autran S Production Les Aventuriers.e.s Philippe Chamaux S Coproduction La Colline – théâtre national, Théâtre Garonne scène européenne – Toulouse, Le Volcan – Scène nationale du Havre, Théâtre du Beauvaisis – Scène nationale S Avec le soutien du Trident – Scène nationale de Cherbourg-en-Cotentin et du Théâtre du Bois de l’Aune – Aix-en-Provence S Création à La Colline S Durée 1h35
Du 12 septembre au 8 octobre 2023, mer. au sam. 20h, mar. 19h, dim. 16h (sf 17/09)
La Colline - 15 rue Malte-Brun, Paris 20e • www.colline.fr
Rés. 01 44 62 52 52 et billetterie.colline.fr
TOURNÉE
les 12 et 13 octobre 2023 Théâtre du Bois de l’Aune – Aix-en-Provence
le 19 octobre 2023 Le Trident – Scène nationale de Cherbourg