23 Septembre 2023
Tout le monde a besoin d’amour. De part et d’autre de la barricade, dans les combats des nuits d’émeute aussi. De chaque côté des sexes et des genres. Dans une langue rythmée et poétique, Sonia Chambretto met à nu les incompréhensions et les outrances qui bloquent le chemin vers le « si on s’aimait ? »…
Un no man’s land bétonné devant une barre d’immeuble. Ils traînent. Dans la rue. Leur salle de réunion. Leur centre culturel. Leur bistrot. Ils échangent à propos décousus, de petites tranches de vie. Les filles, elles ne sont pas voilées, elles font de la boxe. Parce qu’elles ont besoin de se faire respecter. Parce que si tu ne te fonds pas dans la masse tu es une pute. Que tu soies en jogging ou le nombril à l’air, de toute façon tu es une pute. Le ton est donné. Le texte, presque slamé, alterne paroles jetées à la face de la nuit par bribes, par fragments, à voix multiples, et séquences dialoguées où se racontent les échos du monde.
Du vécu, associé à des rencontres et des enquêtes préalables
Ce qui se dessine sur ce bout de trottoir éclairé, sur ce bitume dépourvu d’arbres, ce sont des mémoires en miettes, des récits sortis en droite ligne d’expériences de vie. La vie dans les cités, Sonia Chambretto la connaît pour en être issue. Elle la croise avec d’autres témoignages, qu’elle recueille au fil de ses pérégrinations et résidences. Elle ne se contente pas de faire porter les paroles recueillies par les personnages qu’elle crée. Elle vient au micro parler sur scène du travail d’enquêtes qu’elle a effectué sur le terrain et de l’exploration multiple qui surgit du mot « amour » qui contient en lui-même son contraire, la haine. Parce qu’il y a d’un côté la quête amoureuse, la recherche de l’autre, et à l’autre bout un amour plus vaste, qui aurait nom l’humanité, en permanence mis à mal par les débordements en tout genre, en particulier de la police.
Parlez-moi d’amour
À travers une approche elliptique de conversations de bord de trottoir se dessine un paysage d’interdits, de pudeurs et de peurs face à cette idée simple : aimer. Le jugement de la communauté qui dresse un mur devant les sentiments, son hostilité face à l’homosexualité – qui touche aussi leurs semblables, leurs frères en religion –, le sexe prohibé – les filles sont toujours les sœurs de… – et qu’on « consomme » ailleurs, en centre-ville, tout un climat d’impossibilités qui se double d’autres interdictions, d’autres censures se dessine. Parce que parler de cœur est impossible face aux autres, parce que se dévoiler c’est prendre le risque, au mieux d’être moqué, au pire de se voir harceler. Les acteurs, épatants dans leurs personnages bruts de décoffrage, dans leurs difficultés de se présenter tels qu’ils sont face au groupe, se glissent dans des codes qui ont aujourd’hui gagné le monde de l’art, de la mode et de la publicité. L’humour est leur arme, le rythme leur moteur, avec un mode de déplacement presque glissé, une gestuelle qui met en jeu les bras de manière chorégraphique.
La répression, un vécu d’histoire ancienne
L’interdit, c’est aussi celui du monde extérieur, qui prend la forme d’une police omniprésente. Pour la drogue, pour le terrorisme, avec des chiens renifleurs. Soupçonneuse en permanence face à la rue. Rafles, insultes racistes, contrôles d’identité au faciès, descentes inopinées, irruptions violentes dans les appartements, la liste est longue des exactions et les témoignages abondent. L’autrice remonte dans l’histoire, à la croisée du temps et de l’espace. En France, avec l’évocation de Maurice Papon, de triste mémoire, préfet de police de Paris dans les années 1960 et responsable des répressions sanglantes des manifestations du FLN en octobre 1961 et de celle du PCF en février 1962 (Charonne). Aux États-Unis, où la police tue pour rien, comme certains citoyens, en Italie où un jeune se fait intentionnellement écraser par une Jeep, en Grèce, à Londres à Tottenham, mais aussi en Algérie durant le printemps berbère en 2001. Elle se rapproche de nous dans le temps avec, entre autres, la mort d’Adama Traoré en 2016, celle des deux jeunes gens coincés dans un transformateur et d’autres, qui sont suivies d’échauffourées et d’émeutes. Et l’autrice de poser la question : « Pourquoi l’apparition des forces de l’ordre dans les cités périphériques aux grandes villes provoque-t-elle, toujours ou presque, dans un réflexe de fuite, la course des jeunes qui y vivent, et dans le même mouvement, la course des policiers ? »
Paroles croisées sur la justice
L’autrice ne se contente pas d’évoquer un monde de tasers, de gilets pare-balle, de matraque, de flash-balls et de gaz. Elle montre qu’entre ceux qui coursent et ceux qui sont coursés, il y a souvent en commun la peur. Celle de ceux qui sont interpellés et qui sont en droit de penser qu’au moindre mouvement, et parfois sans rien faire, ils risquent gros. Celle de ceux qui interpellent. On se balade dans les coulisses d’un centre de formation de CRS, chez ceux qui sont dressés dès leur formation à endurer, des mal-aimés tentés de réagir à la violence par la violence. L’autrice questionne, sur les traces de ses interviewés : est-il plus juste de casser des vitrines et du blanc, du vieux, et de répondre à la violence policière par une autre violence ? La réponse n’est pas simpliste. Les témoignages qui se livrent en voix off le disent avec honnêteté. Parce qu’il y a la police qui sert, celle qui s’attaque au trafic de drogue qui infecte les quartiers, celle qui permet de se promener dans la rue sans risque d’être agressé. Les policiers, comme leurs vis-à-vis, oscillent entre le juste et l’injuste.
Permis de rêver
C’est à partir de l’ambiguïté des rapports à l’autorité que Sonia Chambretto conduit des ateliers, à Nanterre et Marseille, avec des adolescents sur la figure du « policier idéal ». Le spectacle reflète et prolonge cette interrogation. Qu’il soit féminin, ait l’allure d’une « policière », ou se présente sans matraque, la veste pleine de Dragibus, ce qui se dessine, c’est la volonté de réhabiter l’humain, de redonner de la fraternité et de l’amour. « Je vois des âmes qui cassent les couilles à d’autres âmes et qui vont comprendre, tôt ou tard, qu’il ne faut pas faire comme ça », dit l’un des personnages. Alors la cité s’illumine et « à la place de la grande tour de béton, se dresse une oasis luxuriante. Des palmiers majestueux et des fleurs tropicales colorées se balancent en slowmo dans le vent chaud. J’avance, de l’eau fraîche coule d’une petite cascade, je laisse mon arme. » Sous le soleil retrouvé se profile l’Oasis Love. We Have a Dream…
Oasis Love
S Conception, texte et mise en scène, Sonia Chiambretto S Avec la collaboration artistique de Yoann Thommerel S Avec Théo Askolovitch, Sonia Chiambretto, Lawrence Davis, Déborah Dozoul, Emile-Samory Fofana, Felipe Fonseca Nobre, Julien Masson S Assistanat à la mise en scène, Pierre Itzkovitch S Scénographie, Léonard Bougault S Création lumière et régie générale, Neills Doucet S Design graphique et typographique, Julien Priez S Création son, Thibaut Langenais S Création costumes, Étienne Diop S Production Le Premier épisode | Sonia Chiambretto & Yoann Thommerel S Administration et production Fanélie Honegger S Coproduction Théâtre Ouvert — Centre National des Dramaturgies Contemporaines ; Théâtre Nanterre-Amandiers – CDN ; Comédie de Caen – CDN de Normandie ; Festival d’Automne à Paris ; Théâtre de Saint Nazaire – Scène Nationale ; Théâtre National de Strasbourg ; Les Nouvelles Vagues, Fondation Agnès B S Soutiens de la Drac Normandie ; région Normandie ; département du Calvados ; ville de Caen ; Adami ; Fonpeps S Avec la participation artistique du Jeune théâtre national S Sonia Chiambretto est autrice associée au Théâtre Nanterre-Amandiers – CDN et à la Scène Nationale de Saint Nazaire S La compagnie Le Premier épisode est associée à la Comédie de Caen, Centre Dramatique National S Sonia Chiambretto est représentée par L’Arche – agence théâtrale S Coréalisation Théâtre Ouvert, Théâtre Nanterre-Amandiers – CDN & Festival d’Automne à Paris S Durée estimée 1h20
Théâtre Ouvert – 159, avenue Gambetta, 75020 Paris www.theatre-ouvert.com 01 42 55 55 50
Du lun. 18 au sam. 30 septembre 2023
Programme du Festival d’Automne à Paris www.festival-automne.com