2 Juin 2023
Alice Carré, dans la démarche qu’elle poursuit au fil des spectacles d’interroger les répercussions de l’histoire coloniale française sur le monde contemporain, nous remet en mémoire l’aventure de ces Africains levés en masse durant la Seconde Guerre mondiale pour lutter contre l’Allemagne nazie.
Sur la scène, de grands panneaux de tissus écrus ont été disposés, formant des rideaux aux teintes fatiguées d’ocres et de pigments naturels. Sur l’un d’eux apparaissent des visages d’Africains assortis de mentions indéchiffrables, leurs identités telles que les ont livrées les livrets militaires. Plusieurs histoires vont se croiser dans cet espace qui respire, à travers son décor, une authenticité vernaculaire. Son propos, c’est le sort réservé à ceux qu’on regroupa sous l’appellation de « tirailleurs sénégalais » mais qui venaient de tous les pays de l’empire colonial français de l’époque, de Centrafrique, du Congo, du Gabon, du Cameroun ou du Tchad. En tout, près de 200 000 hommes qui revêtent l'uniforme entre septembre 1939 et juin 1940 et 53 000 hommes qui rejoignent la métropole ou combattent sur le continent africain pour De Gaulle, qui a installé à Brazzaville la capitale de la France libre et fait porter l’effort de guerre économique et militaire sur les pays de l’Afrique Équatoriale Française et du Cameroun.
Une fiction « historique »
Par le biais de la fiction, la pièce, à travers un croisement permanent entre passé et présent, part à la découverte d’un épisode peu connu, voire méconnu, du second conflit mondial. Il met en scène des femmes d'aujourd'hui à la recherche de leur passé, occulté par leurs parents. L’une d’elle est petite-fille de tirailleur, qui tire son nom, Dagbo, de la langue béninoise – Dagbo signifie « grand-père » –, une autre s’interroge sur les raisons pour lesquelles l’histoire familiale fait silence sur son aïeul. Une autre encore, devenue avocate, a rassemblé ces destinées individuelles pour retisser l’histoire globale qui les relie et réclamer réparation. Ancien combattant, fils de tirailleur, soldat proche de Vichy, juge de tribunal militaire, mamie congolaise aux prises avec les défaillances de sa mémoire jalonnent le parcours. De Saint-Denis ou de Saint-Ouen à Brazzaville ou à Ouidah, capitale du vaudou et centre majeur, par le passé, de la traite des esclaves, le spectacle nous fait voyager dans l’espace et le temps pour faire remonter à la surface l’aventure de ceux qui partirent mourir pour la France et que celle-ci traita avec une ingratitude honteuse.
L’Histoire comme point de départ
La pièce fait revivre l’enthousiasme de ces Africains galvanisés par De Gaulle, enrôlés en masse pour défendre un pays qu’ils considéraient comme le leur. Elle retrace leur implication dans les combats sur le front et, lors de la débâcle, l’emprisonnement de certains, le travail forcé, les mauvais traitements aggravés par le racisme dont font preuve les nazis à leur égard. Il y a les promesses qu’on leur fait, d’être Français à part entière, la question des pensions militaires non payées et des indemnités qui leur sont dues et ne sont pas réglées qui ont fait l’objet de procès médiatisés dans les années 2000. Rapatriés en 1944, parce qu’on préfère des « blancs », les FFI, pour incarner la Libération, ils sont placés en garnison à Thiaroye, à une trentaine de kilomètres de Dakar. Alors qu’ils réclament leurs rappels de solde de captivité et leurs primes de démobilisation, ils sont massacrés, les survivants jugés pour rébellion armée. Mais l’histoire de la « reconnaissance » de la France ne s’arrête pas là. Les discriminations introduites par la loi dite de cristallisation promulguée par De Gaulle en 1959 substituent au droit commun de tous les anciens combattants un régime discrétionnaire pour les ressortissants d'États nouvellement indépendants. Ils seront désormais rétribués par des indemnités viagères, non revalorisables et non reversables aux veuves et aux héritiers. L'extension, en 1974, de la loi à tous les États auparavant membres de la « Communauté française » souligne l'esprit revanchard de la France à l'égard de ces pays et constitue une manière pratique de faire des économies dans le contexte de crise qui suit le choc pétrolier de 1973.
Une fiction documentaire
S’appuyant sur des matériaux d'archives (notamment les lettres, témoignages, demandes de pensions, fiches signalétiques des soldats consignés au Foyer des anciens combattants de Bacongo à Brazzaville), ainsi que sur les témoignages de deux anciens combattants congolais qui se sont battus en métropole, dont l’un fut condamné à dix ans de prison suite aux événements de Thiaroye, puis amnistié, mais non innocenté d’un « crime » qu’il n'avait pas commis, le spectacle se fait l’écho de l'incompréhension des Africains face au traitement qui leur est réservé, du profond sentiment d’injustice qu’ils en retirent et du silence dans lequel la France enferme cet épisode peu glorieux. Soucieuse de pédagogie, la pièce gratte avec justesse ces cicatrices de plaies mal refermées et en explore les contours.
Un propos pour parler d’aujourd’hui
En mettant en scène des jeunes générations parties sur les traces de leurs ancêtres, perdues dans les méandres d’une amnésie postcoloniale dont la mémoire antérieure ressurgit par bribes, au fil de la pièce, le spectacle procède par creusements dans le passé. On remonte ainsi au fil des époques, de notre présent (temps de l’enquête) au passé reconstitué, de l’Histoire à ses mémoires tronquées. Il fait émerger non seulement une certaine manière d’écrire l’Histoire, qui appartient aux « vainqueurs », mais aussi ce que ces occultations autorisent aujourd’hui : le racisme, la xénophobie et la violence des politiques migratoires. Les parties chorégraphiées servent de métaphore pour évoquer les traces et les blessures, les non-dits qui épuisent, traduisent la violence ou provoquent la révolte. Quant au texte, il oscille entre quasi transcription documentaire et lyrisme poétique non dénué d’humour. Dans Et le cœur fume encore, Alice Carré confrontait les points de vue opposés et contradictoires des différents « acteurs » de la guerre d’Algérie. Ici le propos, de par sans doute l’étroitesse relative du sujet, penche davantage vers une dialectique de la mémoire et de l’oubli. Mais ce sont encore les rémanences du système colonial qui sont placées sur la sellette… pour que l'Histoire ne soit pas qu'un éternel recommencement et que les leçons du passé engendrent la réflexion et infléchissent le présent.
Brazza - Ouidah - Saint-Denis - Texte et mise en scène Alice Carré
S Chorégraphie Ingrid Estarque S Collaboratrice à la mise en scène Marie Demesy S Création sonore Pidj - Pierre-Jean Rigal S Scénographie Charlotte Gauthier Van-Tour S Création lumière Mariam Rency S Costumes Anaïs Heureaux S Avec Loup Balthazar, Marjorie Hertzog, Eliott Lerner, Josué Ndofusu, Kaïnana Ramadani, Basile Yawanke S Avec les témoignages de Yves Abibou, Armelle Abibou, M. Malonga Mungabio et M. Balossa. S Production Compagnie Eia ! / le Bureau des Filles S Coproduction CC la Norville, Studio Théâtre de Stains, Théâtre de Choisy-le-Roi, la Grange Dimîère - Fresnes, Théâtre Gérard Philipe – Saint-Denis ; Théâtre Brétigny. S Accueil en résidence de création Collectif 12 – Mantes-la-Jolie. Avec le soutien de la Fondation SACD – Beaumarchais, de la Région et de la DRAC Ile-de-France, du Conseil Départemental du Val-de-Marne, du Centre national des Ecritures des Arts du spectacle – La Chartreuse, et la participation artistique du Jeune théâtre national. S Création les 17 et 20 novembre 2021 au Collectif 12, Mantes La Jolie.
Le 17 mars 2023 au Théâtre de Choisy-le-Roi
Le 31 mars à la Grange Dimière - Théâtre de Fresnes
Au 11 Avignon au Festival Off Avignon 2023, du 7 au 26 juillet à 18h25 (sf 13 & 20)