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Arts-chipels.fr

Bartleby mon frère. Une mise en abyme cathartique pour exprimer la perte en même temps qu’une déclaration d’amour à la littérature.

Bartleby mon frère. Une mise en abyme cathartique pour exprimer la perte en même temps qu’une déclaration d’amour à la littérature.

En 2018, Daniel Pennac publiait chez Gallimard un livre-thérapie intitulé Mon frère, dans lequel il abordait la perte de cette partie de lui en la croisant avec la nouvelle d’Hermann Melville, Bartleby le scribe. Le romancier y mêle aujourd’hui d’autres parcours, d’autres moyens d’expression qui passent par le cinéma et le théâtre et invitent à un voyage qui traverse le souvenir et la préservation de la mémoire.

Ce qui se passe sur scène n’est pas un conte mais plusieurs qui se recoupent, se chevauchent et s’interpénètrent. L’histoire de livres enfouis dans le désert, en Afrique, pour les préserver des destructions entreprises par un groupe d’extrémistes. Ceux de la bibliothèque de Tombouctou. De ces livres précieux qu’on conserve comme un dernier trésor après la catastrophe ou qu’on emporterait sur une île déserte. Bartleby est du nombre. Il est l’objet du tournage auquel nous assistons et il croise sans cesse celui à qui le personnage de Melville reste étroitement lié, le frère de Daniel Pennac. Conjurer la douleur de la disparition de Bernard, à la suite d’erreurs médicales ayant entraîné sa mort, Pennac le traite comme un écrivain, en écrivant.

© Vanya Chokrollahi

© Vanya Chokrollahi

Une proximité familiale qui passe par la complicité

Reprenant une citation de Mon frère, Daniel Pennac donne le ton. « Je ne sais rien de mon frère mort si ce n’est que je l’ai aimé. Il me manque comme personne mais je ne sais pas qui j’ai perdu. J’ai perdu le bonheur de sa compagnie, la gratuité de son affection, la sérénité de ses jugements, la complicité de son humour, la paix. J’ai perdu ce qui restait de douceur au monde. Mais qui ai-je perdu ?» Leur relation fait naître un texte très doux, qui dit la perte avec pudeur, à travers les moments de rencontre, les souvenirs qui surgissent sans crier gare au détour d’une rue, en regardant passer une voiture rouge – peut-être une Ferrari – ou dans les échanges qui les rassemblent. Autour de la littérature, justement, et de l'anti-héros Bartleby, personnage-reflet tout autant qu’objet de fascination.

De Bartleby à Bernard, une traversée en associations d’idées

Bartleby est un des personnages les plus étonnants de la littérature. Ce scribe engagé par un notaire, qui recopie sans se lasser des actes en plusieurs exemplaires et se nourrit, comme le frère de l'écrivain, de biscuits au gingembre, a gardé sa part de mystère parce qu'un jour il a répondu, à une demande de son patron, « Je préférerais pas ». Parce que cette seule négative déclenche une série de réactions en chaîne et que cette résistance passive fait vaciller l’équilibre factice du système dans lequel elle s’est introduite. Pennac y voit l’une des représentations de ce frère qu’il chérit encore. Une même conscience silencieuse qui escorte un monde en route vers sa destruction. Un homme qui préfère ne pas préférer, qui se met en retrait du monde, et qui vit son absence en traversant la dépression et le divorce, et en affrontant l’épreuve de la maladie. Il l’interpelle, ce frère, incarné sur la scène par Laurent Natrella, et renoue avec lui un dialogue interrompu tandis que s’active autour de lui l’équipe de tournage.

© Vanya Chokrollahi

© Vanya Chokrollahi

D’un filtre à l’autre. Théâtre, littérature et cinéma

L’histoire pourrait s’arrêter là, dans la petite musique d’une cuiller dans une tasse de café, qui rappelle à Pennac cet homme qui s’emmerde dans son boulot d’ingénieur, qui, au cours de sa maladie, perd la moitié de son poids et encore et encore et lui inspire une plaisanterie reprise de l’histoire du lièvre qui va deux fois plus vite que la tortue mais ne peut, mathématiquement, jamais la rattraper. Elle pourrait s'achever là, n’était, quelque part, le désir de prolonger la route, d’insérer Bernard et Bartleby, la personne et le personnage, dans le présent en tournant un film, qui convie à travers Bernard et Bartleby tous leurs fantômes, le Meursault de l’Étranger de Camus, Oblomov, indécrottablement incrusté dans son divan, ou l’homme qui dort de Perec, qui attend jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien à attendre. Parce que ces attitudes manifestent une même révolte, une même conscience que nous ne faisons pas ce qu’il faut. L’image qui en surgit, sur le plateau de tournage qui est en même temps un plateau de théâtre où se tiennent comédiens, réalisateur, cameraman et musique live, une histoire en train de se faire, a la dimension d’un souvenir en noir et blanc. Et si ce qu’on voit en direct à travers le jeu du comédien correspond à l’image qui apparaît sur l’écran en fond de scène la plupart du temps, un subtil décalage surgit dans la manière qu’a la caméra de piéger son reflet, parfois en échappant au documentaire et en déconnectant le réel de sa version médiatisée, d’autres fois en décalant le son de l’image. Comme au travers d'un kaléidoscope qui éclaterait une image en une multitude d’autres, ou d'un laser qui piègerait des reflets virtuels pour les proposer tous ensemble. Dans ce labyrinthe composé de miroirs, ces reflets ne sont qu’illusions, vestiges et vertiges pour questionner l’absence et s’immerger dans le silence.

© Vanya Chokrollahi

© Vanya Chokrollahi

À la fin c’est toujours la littérature qui gagne…

L’histoire de Bartleby, c’est aussi cette histoire enfouie pour la préserver, qui émerge des sables du désert, racontée par un griot qui s’accompagne au son de la kora, d’une kora version électronique, autour duquel une assemblée s’est formée. Et lorsque survient la mort en prison de Bartleby, et que le narrateur-notaire achève l’histoire par ces mots, « Ah ! Bartleby ! Ah ! Humanité ! », ce n’est pas le mot « fin » qui s’inscrit mais des palabres qui surgissent. Car « Les lignes de ces livres n’appartiennent même pas à celui qui s’assied là pour les lire, elles irriguent et fertilisent toutes les intelligences de passage afin que le savoir se répande partout dans le monde, et jusqu’ici, en cet instant présent où je parle. » Bartleby avait-il raison de se taire ? Oui, dit l’un, « parce que tout a été dit et que rien n'a été entendu » et parce qu’en enterrant la parole, et peut-être par respect pour elle, Bartleby était devenu le désert qui la tient à l’abri… Chez Pennac, le silence est une parole qui se tait et les taiseux de grands bavards…

Bartleby, mon frère de Daniel Pennac (éd. Gallimard)
S Adaptation théâtrale
Clara Bauer, Daniel Pennac, Margot Simonney S Mise en scène Clara Bauer S Avec Ximo Solano, Habib Dembélé, Pako Ioffredo, Alice Loup, Laurent Natrella, Daniel Pennac S Création musicale Alice Loup S Création lumière Franck Besson S Création vidéo Pako Ioffredo S Décor et costumes Antonella Carrara S Assistante à la mise en scène Margot Simonney S Assistante Demi Licata S Direction de production Christophe Piederrière S Régie lumière James Galonnier S Régie son et vidéo Camille Gâteau S Habillage Marie Lossky S Production Compagnie Mia S Coproduction Il Funaro - Italie, Ville du Mans S Remerciements Liliana Andreone, Babak Amir Mobasher, Vincent Berger, Cléo Bigontina, Mariana et Sol Bustelo, Marie Elisabeth Cornet, Charlotte David, Chiara Falanga, Patricia Moyersoen, Bernard Pennacchioni, Laure Pourageaud, Marc Solano, l'équipe de La Visitation et Cyclorama

5 – 17 avril 2022 à 18h30 ;19 − 29 avril 2022 à 20h30 ; 30 avril, 15h30. Sf lundis et le 10 avril

Théâtre du Rond-Point – 2 bis avenue Franklin D. Roosevelt – 75008 Paris

Réservations 01 44 95 98 21 - www.theatredurondpoint.fr - www.fnac.com

TOURNÉE

9 juin 2022 Valencia (Espagne)

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