8 Avril 2022
Laëtitia Guédon poursuit son exploration du féminin à travers les prolongements du personnage de Penthésilée dans un spectacle qui s’apparente à une cérémonie initiatique.
Un espace plongé dans la pénombre. Côté cour, une sorte d’autel, éclairé par de larges cierges. En fond de scène, des vapeurs qui s’échappent doucement dans le silence. Un hammam-sanctuaire dans lequel nous sommes plongés, un espace réservé aux femmes que viendra habiter, par la suite, l’histoire de Penthésilée, mêlée à celle d’Achille. C’est d’abord une respiration qui vient occuper l’espace, une présence-absence qui se matérialise progressivement dans une première Penthésilée. Elle devient chant de gorge inspiré du katajjaq inhuit, construite sur le souffle, la syncope. Elle s’enfle et s’accélère jusqu’à devenir grondement. Car l’histoire qu’on va nous raconter est pleine du fracas des batailles, d’une guerre qui oppose les sexes depuis la nuit des temps.
D’une Penthésilée aux autres
Le mythe de Penthésilée a fait l’objet de multiples réinterprétations qui apportent chacune une vision particulière du personnage. L’héroïne de la mythologie, qui combat aux côtés des Troyens, est tuée par Achille qui, dit-on, tombe amoureux de la guerrière mourante. Kleist lui donne une autre dimension : celle d’une reine écartelée entre son devoir – qui voudrait qu’elle n’utilise les hommes que pour la procréation – et son amour pour Achille. Son amour la conduit, lors de l’affrontement rituel par lequel l’Amazone doit vaincre son partenaire, à une frénésie telle qu’à la fin, aidée de ses chiens, elle déchire celui qu’elle aime et qui voudrait se rendre à elle. Elle mesure alors le caractère inique de la Loi des Amazones et la dénonce avant de suivre son amant dans la mort. Laëtitia Guédon, qui commande le texte à Marie Dilasser, l’éclate en trois personnages. Le premier s’inscrit dans le registre de la vision prophétique. Penthésilée s’incarne dans une Cassandre, inspirée par les dieux. La deuxième figure est celle de la Reine, femme de pouvoir qui se bat avec des armes d’hommes. Elle se situe dans l'univers de la puissance et de la conquête, ne sait comment articuler ensemble son amour – signe de faiblesse – pour Achille avec la force dont elle ne doit pas se départir. La dernière Penthésilée est interprétée par le chorégraphe Seydou Boro. Il offre une synthèse tout en métamorphoses, au travers d’une recherche de son féminin propre, entre les genres mais aussi entre l’humain et l’animal dans son exploration de la figure du cheval, figure complexe éminemment symbolique, tantôt masculine et tantôt féminine, tantôt chtonienne et tantôt ouranienne.
Une partition chorale
La pièce nous plonge dans un univers d’entre les mondes où la parole se fait musique, mélopée articulée d’un voyage initiatique et où la musique à son tour se fait parole. Le texte coule entre les lèvres de la narratrice-grande prêtresse au port hiératique qui en fait entendre le chant poétique intime. La musique, elle, nous fait voyager dans le temps, associant des accords métalliques, électroniques, résolument contemporains, avec un corpus d’airs issus des répertoires baroque, classique et contemporain, puisant dans la musique savante comme dans la musique traditionnelle. Le Kaddish de Ravel, qui s’inspire de la prière des morts ashkénaze, côtoie un chant traditionnel bulgare. Un extrait de Theodora de Haendel voisine avec le très contemporain Northern Lights du Norvégien Ola Gjeilo. Quant au « Lacrimosa » du Requiem de Mozart, il dialogue avec une musique de la Renaissance espagnole tirée des Lamentations de Jérémie de Cristobal de Morales. Les voix des chanteuses qui interprètent ces chants forment un chœur dont les timbres s’étagent du soprano à la basse, offrant la richesse des tessitures et des registres d’expression du chant humain.
Un opéra-oratorio ouvert sur le futur
À travers cette errance poétique qui s’enracine dans le mythe de Penthésilée et mêle le thème du deuil à celui de l’amour fou se dessine une réflexion sur le pouvoir et la manière de l’exercer, et sur la nature de son exercice même. Penthésilée l’oriente en direction des femmes, posant la question du féminin dans l’exercice de l'autorité, dans un monde où les femmes commencent à prendre une nouvelle place. Mais il ne s’agit pas de singer le pouvoir masculin. « Si je m’approprie le monde, écrit Monique Wittig dans les Guérillères, que ce soit pour m’en déposséder aussitôt, que ce soit pour créer des rapports nouveaux entre moi et le monde. » La manière d’exercer le pouvoir ne touche pas que les femmes, elle s’adresse, plus généralement à l’ensemble de l’espèce humaine. Le troisième état de Penthésilée, dans la fusion qu’il avance entre masculin et féminin, humain et animal, nous dépeint un monde en pleine mutation, où les genres se réconcilieraient enfin. Un manifeste pour les générations futures...
S Conception et mise en scène Laëtitia Guédon S Texte (commande d’écriture) Marie Dilasser S Avec Lorry Hardel, Seydou Boro, Marie-Pascale Dubé et un chœur composé de Sonia Bonny, Juliette Boudet, Mathilde de Carné, Lucile Pouthier S Chef de chœur Nikola Takov S Arrangements Grégoire Letouvet S Création sonore Jérôme Castel S Scénographie Charles Chauvet S Vidéos Benoît Lahoz S Lumières Léa Maris S Costumes Charles Chauvet, Charlotte Coffinet S Assistant à la mise en scène Quentin Amiot S Durée 1h40 S Production Compagnie 0,10 S Coproduction Festival d’Avignon, Comédie de Caen Centre Dramatique National de Normandie, Théâtre des Îlets Centre Dramatique National de Montluçon, Tropiques Atrium Scène nationale de Martinique, l'Archipel - Scène nationale de Guadeloupe S Avec le soutien et l’accompagnement technique des Plateaux Sauvages-Fabrique Artistique de la Ville de Paris, le soutien de la DRAC Ile-de-France et de la Région Ile de France S Avec l’aide du Centaure/Paris
du 6 au 22 mai 2022 - Théâtre de la Tempête – Cartoucherie, Route du Champ de Manœuvre, Paris