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Arts-chipels.fr

Par instants, la vie n’est pas sûre. Dans les incertitudes de la mémoire, la définition émouvante d’une identité.

Par instants, la vie n’est pas sûre. Dans les incertitudes de la mémoire, la définition émouvante d’une identité.

Robert Bober, auteur et réalisateur de télévision travailla, entre autres, sur nombre d’émissions littéraires de Pierre Dumayet. Il déroule ses souvenirs dans un livre plein d’émotions. Une riche pelote emmêlée dont les fils, dans un désordre plus apparent que réel, cheminent au fil de la mémoire, à saute-mouton parfois, en suivant aussi la loi des associations et des analogies. Un ouvrage attachant et pétri d’humanité où il est aussi question d’exil, de perte d’identité et de devoir de mémoire.

Un vieil homme au soir de sa vie raconte. Il suit le fil de sa pensée. En zigzag, en suivant un chemin qui ne cesse de changer de nature, de texture. C’est qu’il n’est pas n’importe qui, celui qui fait du désordre de la mémoire, des souvenirs qui en appellent d’autres, des évocations qui en font surgir d’autres, la matière même de cette écriture proliférante qui va d’avants en arrières, se déplace au gré des associations d’idées et mêle rencontres, lectures de livres, films, photos, peinture dans une errance dont l’apparente irrationalité fait sens.

Robert Bober et Pierre Dumayet © DR

Robert Bober et Pierre Dumayet © DR

Une vie de rencontres

Cet homme, c’est Robert Bober et on découvrira au fil des pages son histoire. Cette histoire, ce n’est pas à lui-même qu’il la raconte mais à Pierre Dumayet, l’ami de toujours disparu en 2011, avec lequel il a partagé tant de plaisirs et réalisé tant d’émissions de télévision – une cinquantaine, ce n’est pas rien, à une époque où faire de la télévision c’était encore expérimenter, oser, jouer la qualité : Lire, c’est vivre, Lectures pour tous, Lire et relire... « Si j’ai choisi de t’écrire, Pierre, c’est que j’ai préféré te parler plutôt que de parler de toi. Il m’a semblé réduire, effacer même par instants, la distance qui sépare la vie de la mort. » Son livre, il convoque maints absents : son éditeur, Paul Otchakovsky-Laurens, l’ami Perec, le mutique Dubillard, le grand rabbin Safran, le cardinal Lustiger et bien d’autres. Ses références, elles font du bien : Tardieu, Gracq, Jabès, Queneau, Eluard, Aragon, Salinger, Philip Roth, Reverdy, Marguerite Duras, Henry Miller mais aussi Milton Mezz Mezzrow, le musicien de jazz, Walker Evans qui dans ses photographies « non volées » des métayers de l’Alabama fait passer l’importance de la relation, et, au cinéma, François Truffaut dont il fut l’assistant, la Jeanne Moreau de Jules et Jim, Max Ophüls et Renoir, ou encore Harpo Marx, le petit juif souffre-douleur de ses petits camarades irlandais et hermétique à l’école, qui passe un jour par la fenêtre pour n’y plus revenir.

Remonter à l’enfance

Du petit juif immigré, il partage l’histoire. Et son récit commence par une histoire juive, celle d’un israélite de la rue des Rosiers qui donne en 1939 des chaussures à ressemeler. Il s’engage pendant la guerre, est fait prisonnier, s’évade du stalag et émigre en Amérique. Vingt-cinq ans plus tard, l'homme revient à Paris, dans son ancien quartier, entre dans la boutique du cordonnier qui est toujours là. Ses chaussures l’attendent. Le cordonnier a un numéro bleu tatoué sur l’avant-bras.

Son héritage, c’est la pensée hassidique, née au XVIe siècle, qui puise dans la Kabbale, ce lien direct de l’homme avec Dieu qui passe par l’élan spirituel plus que par la compréhension intellectuelle, et l’enseignement qu’en tire Martin Buber au début du XXe siècle : une leçon d’humanité, de rencontre, de partage. Son héritage, ce sont aussi des parents juifs d’origine polonaise, qui fuient l’Allemagne en 1933, se réfugient en France, échappent à la rafle du Vel d’Hiv’. Une enfance en pension, caché sous une fausse identité. A la fin de la guerre, il a quinze ans et en poche seulement son certificat d’études. Il quitte l’école pour commencer un apprentissage de tailleur. Normal, pour un juif de Pologne, de devenir tailleur, c'est une image si convenue… Il dira de lui que sa seule école est celle des rapports humains.

Robert Bober et Georges Perec - Ellis Island © DR

Robert Bober et Georges Perec - Ellis Island © DR

Une histoire marquée par son appartenance juive

L’histoire de sa famille, de la communauté des juifs polonais émigrés, décimés par les nazis, déportés, exterminés, la conscience des survivants et leur manière de vivre avec l’inacceptable, de se tenir encore droits dans leurs valeurs avec l’horreur inscrite dans leur chair courent à travers son œuvre tant filmique que littéraire. Son approche, ce n’est pas le doigt accusateur pointé sur les criminels, le réquisitoire implacable, c’est « seulement » la question du comment vivre avec, dans l’interminable litanie du nom des disparus, dans la survie de leur langue, le yiddish, qui fait remonter un mode de vie, des aventures personnelles, un passé : celui de Radom, par exemple, cette ville de Pologne où, des 33 000 juifs d’avant la guerre, ne demeurent que 5, où le parcours des rues est un passage en revue de ceux qui ont disparu, où le mémorial aux juifs victimes du nazisme est à l’abandon et penche... Ce sentiment de vide, il le partage avec tous les enfants de déportés qu’il retrouve dans les colonies de vacances de la communauté, des enfants privés de mémoire qui n’envoient plus, comme le peintre Serge Lask, que des lettres devenues page blanche d’où les mots, les phrases ont été bannis, un silence « à la limite de l’absence » dira de lui Jean-Claude Grumberg. Bober ne dénonce pas, ne fustige pas mais s’attache aux faits et gestes de la vie ordinaire. Il parle des séquelles que la volonté d’éradication des juifs a laissée, de Perec dont la Disparition, avec son absence de la lettre « e » dans laquelle on a voulu voir la métaphore de l’effacement des juifs du paysage fait le pendant à W ou le souvenir d’enfance dédié à ce même « e » dans lequel se croisent et s'entremêlent l’histoire d’un enfant qui n’a pas d’histoire, pas de souvenir d’enfance, et qui part à la recherche d’un autre enfant qui porte le même nom sur une île totalitaire, organisée selon des lois absurdes. De son passé, Perec dira :« L’on n’avait pas à m’interroger sur cette question. Elle n’était pas inscrite à mon programme. J’en étais dispensé : une autre histoire, la Grande, l’Histoire avec sa grande hache, avait déjà répondu à ma place : la guerre, les camps. » Bober cite Jankélévitch : « Les fusillés, les massacrés, n’ont plus que nous pour penser à eux. Si nous cessions d’y penser, nous achèverions de les exterminer. » Plus loin que l’exil et l’errance que les juifs portent dans leur histoire – ils ne sont d’ailleurs pas les seuls en ce cas –, plus loin encore que les persécutions, il y a l’effacement de soi par la disparition de la mémoire.

Raconter, dit-il

Bober évoque. Le Paris de Doisneau, la Butte-aux-Cailles, les boutiques aujourd’hui désertées. Il marche, au hasard des rues, piéton de Paris d’une ville qui se transforme, efface son passé. Il décrit ses boutiques à l’abandon – « la forme d’une ville change plus vite, on le sait, que le cœur d’un mortel » écrit Gracq – dit ceux qui résistèrent et leur destin parfois tragique – Charlie Hebdo, « Ils étaient vingt et trois » (Aragon). Et la force des questions, dont les réponses font naître de nouvelles questions. Et sa volonté de dire, dire plusieurs fois, chaque fois différemment, ces choses qu’on voudrait dire toutes en même temps. Raconter en sautillant pour que l’histoire soit un secours en elle-même. Croiser la peinture, les Joueurs de cartes de Cézanne où l’un d’entre eux tient en main des cartes blanches, énigmatiques dans leur vacuité, et Pierre Alechinsky qui voit dans le plaisir pictural ce moment où « nos yeux se délectent des mouvements d’hésitation ou de décision de la main. ». Redonner leurs patronymes aux Parisiens révoltés qu’évoque Eric Vuillard dans 14 juillet pour les faire exister. Mobilité, quotidienneté, petites choses de la vie, à petits pas sans illustrer, en laissant au verbe sa force et à l’image son pouvoir évocatoire : une profession de foi artistique en même temps qu’une démarche. Capter l’instant dans son immédiateté, comme Hartung. Et laisser parler le silence, l’intervalle, le blanc, les moments où l’esprit s’échappe et nous rend au songe. Peu à peu, au fil des pages, la silhouette émerge de la brume, prend des contours.

Ce que filmer veut dire

Robert Bober rappelle, modestement, furtivement, presque sans y toucher, son choix cinématographique : le documentaire, considéré comme un genre « mineur » par rapport à la fiction. Il le fait en évoquant ces moments, uniques, qui en font le prix : la création en onze minutes – la durée d’une bobine – d’un tableau par Hartung, comme un condensé absolu d’émotion, transgressé dans l’émission finale par un montage qui alterne des moments d’interviews de peur de lasser le spectateur ; le choix, pour accompagner Marguerite Duras, de ne pas illustrer son œuvre mais de montrer la mer qu’on découvre de son balcon ou les paysages qui se dévoilent au fil de la promenade où elle l’entraîne. L’aventure de Ruth Zylberman, contée dans les Enfants du 209, rue Saint-Maur, Paris Xe, cette femme qui se lance sur les traces des trois cents habitants, avant la guerre, de cet immeuble où résidait un tiers de juifs. Elle les cherche en France mais aussi en Israël, aux Etats-Unis et jusqu’en Australie. Elle provoque des retrouvailles entre anciens voisins, enfants de déportés, réévoque les lieux. Il y a ceux qui ont encore de la colère, ceux qui ont effacé à grands coups de brosse leur passé et ne veulent plus savoir, ceux qui imaginent ce qu’a été la vie dans ce lieu qu’ils ont oublié, y réinstallent les visages de leurs parents, les objets qu’ils ont touchés, réinventent le passé lors de ces retrouvailles. Un spectacle « désarmant à pleurer » qu’aucune fiction ne peut restituer avec la même force.

Frères humains qui après nous vivez…

Peu à peu, par petites touches, en couches successives le portrait se précise. Se dessine l’image d’un homme pétri d’humanité. Son passé de tailleur épris du travail bien fait, qui regarde, écoute, apprend un métier avant d’apprendre « comment vivent les hommes », son identité d’enfant auquel on a volé son passé, qui retrouve la même absence chez d’autres, sa formation de jeune homme et d’adulte qui se perçoit comme ignorant façonné par ses rencontres, qui se nourrit des myriades d’expériences accumulées dans la richesse et la profondeur des contacts, recherche ce qui reste de ses origines dans l’héritage de la pensée juive. Cette somme captée par bribes, éclatée au fil d'un temps discontinu, troué de flash-back, lui donne une épaisseur, une qualité d’être qui touche au plus profond. Dans cette épître à Dumayet où le journaliste joue à Monsieur-Monsieur avec Tardieu – « Monsieur, pardonnez-moi, dit Dumayet à Tardieu, de vous importuner : quel bizarre chapeau vous avez sur la tête ! – Monsieur vous vous trompez, répond Tardieu, car je n’ai plus de tête comment voulez-vous donc que je porte un chapeau » – Bober nous parle d’un temps qui fuit et ne devrait pas sombrer. Par son livre, il accomplit un indispensable devoir de mémoire, envers sa dernière petite-fille, qui aura vingt ans en 2040, comme envers tous les autres…

Par instants, la vie n’est pas sûre, de Robert Bober (P.O.L., 2020, 352 p)

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