19 Juin 2019
Fellini réglait son compte au séducteur impénitent en le transformant en fornicateur mécanique. Christian Rome enfonce le clou d’une autre manière dans cette rencontre imaginaire entre le libertin fatigué et sa mère vieillissante.
Dans un coin, un luminaire faux xviiie qui pourrait rappeler un éclairage aux chandelles et deux fauteuils de la même eau, en plastique noir ancien style revu et corrigé très postmoderne. Nous sommes un soir d’orage. Au fond de la scène, un rideau de toiles peintes évoque l’eau qui ruisselle sur les vitres, une atmosphère grise pour les deux personnages finissants qui se retrouvent face à face. Lui, c’est Giacomo Casanova, aventurier vénitien, tour à tour violoniste, écrivain, magicien, diplomate, espion ou bibliothécaire selon les occasions, l’homme aux nombreux pseudonymes dont le chevalier de Seingalt, le séducteur frénétique qui a contribué à sa propre légende en publiant une Histoire de ma vie où il se glorifie de ses cent quarante-deux conquêtes. Elle, c’est sa mère, Zanetta Farussi, une actrice qui a perdu l’attrait de sa jeunesse et vit une situation précaire aux crochets d’un noble en train de mourir dont elle ne peut plus rien tirer.
Deux personnages que tout oppose
Pourquoi est-il là, ce quarantenaire exilé ? à la poursuite de quelle chimère ? D’une belle, peut-être ? Ou simplement pour la voir, cette mère absente, cette femme qui ne l’a pas élevé, cette artiste ou se voulant telle qui l’a abandonné aux mains de la grand-mère et ne s’est jamais souciée de lui, poursuivant son errance à travers l’Europe à la poursuite d’un rôle, d’un protecteur. Une maman putain marchandant sans vergogne sa jolie gueule et ses charmes, indifférente à qui lui passe dessus. Il vient régler ses comptes et elle n’est pas en reste. Qui est-il pour la juger, lui qui a terni son nom, s’est livré sans vergogne à la luxure la plus abjecte, aux escroqueries les plus viles ? Comme deux coqs dressés sur leurs ergots, ils se font face, se balancent à la figure leurs bassesses respectives sans concession et avec hargne.
Dissemblables mais si ressemblants
S’installe peu à peu une confusion des genres. Qui est le séducteur ? Giacomo, brave petit soldat toujours prêt à user de sa verge dans les situations les plus diverses et faisant feu de tout bois ? Ou sa mère, qui souffle le chaud et le froid, qui attire et repousse et que rien ne rebute ? Qui est le comédien ? L’actrice qui fait devant nos yeux un dernier tour de scène comme pour se prouver qu’elle peut encore séduire le public à défaut des hommes, qui se déploie tout en mines comme une jeune première alors qu’elle n’en peut mais ? Ou le séducteur qui exerce ses talents dans le grand théâtre du monde où il participe au jeu social avec un art consommé ? Ils se ressemblent beaucoup, ces deux adversaires qui se balancent à la figure leurs vérités avec le souci de frapper juste, là où ça fait mal. Si le combat commence à fleurets mouchetés, ils se poursuit avec âpreté entre deux adversaires d’égale force qui n’ont pas que la filiation en commun. Ils sont de la même engeance. Ils sont deux bretteurs qui ont choisi la liberté au mépris des lois et de la morale et qui assument ce qu’ils sont avec hargne et orgueil.
Dans un lit œdipien
Le règlement de compte n’est pas exempt d’ambiguïtés. Que vient-il chercher là, l’aventurier qui jure, dans un moment d’accalmie, de protéger sa mère, qui redevient le petit garçon qui s’effondre et se met à saigner du nez lorsque son cœur saigne parce que sa mère de rejette ? À quoi joue cette mère qui le cajole comme l’enfant qu’elle retrouve avant de le chasser ? Casanova n’est pas seulement un séducteur. Il est incestueux. Après avoir séduit sa propre fille et lui avoir fait un enfant, il ne voit pas seulement en sa mère la génitrice qui l’a mis au monde. Lorsque leurs rapports se mâtinent de tendresse, c’est la femme qui se dresse devant ses yeux, une femme à conquérir, à consommer comme toutes les autres.
Masculin-féminin
Ils ne sont pas d’une pièce, les personnages brossés par Marie-Christine Adam et Alain Sportiello qui campe un Casanova plutôt musclé, un peu brut, loin de l’homme de cour qu’on pourrait attendre. Ils sont tout en ruptures et en volte-face. Un mélange de force et de faiblesse, d’authenticité et de rouerie, de fierté et de désespoir, de révoltes et d’abandons. Ils donnent aussi à voir, dans leurs parcours parallèles, ce qui différencie l’homme de la femme : le statut que leur accorde la société. Le Casanova en jupons qu’incarne Zanetta n’a jamais eu le choix d’être ce qu’elle est, au contraire de son fils. Victime désignée, elle a voulu faire de son holocauste une force, retourner l’arme contre ceux qui l’ont brandie. Au final cependant, il n’y a que des perdants. Pour la mère comme pour le fils, le malheur est leur escorte, la solitude leur destinée. L’amour est impossible dans un monde d’apparence et de faux-semblants. Et les deux comédiens font voir avec beaucoup de finesse l’incertaine vérité et les contradictions de la nature humaine.
Casanova, le pardon de Christian Rome (édité sous le titre Casanova, la nuit de Dresde - Éditions Triartis)
Mise en scène : Jean-Louis Tribes
Avec : Marie-Christine Adam (Zanetta Farussi), Alain Sportiello (Giacomo Casanova)
Costumes : Maria Blanco
Lumière : Jacques Rouveyrollis
Tableaux-Décor : Noémie Rocher
Du 19 juin au 11 août 2019, du mardi au samedi, 19h, dimanche à 16h
Théâtre Le Lucernaire – 53 rue Notre-Dame-des-Champs – 75006 Paris
Tél. 04 42 22 66 87. Site : www.lucernaire.fr