29 Août 2018
Fuck America ! Cette apostrophe injurieuse résume l’expérience de l’exil d’un immigré juif allemand, finalement accueilli par les États-Unis à contrecœur et un peu trop tard. Humour acerbe, dérision cinglante et provocatrice non exempte de vulgarité et désabusement dressent un tableau – noir – du paradis américain.
Au moment où Hitler arrive au pouvoir en Allemagne, la famille juive des Bronsky cherche à émigrer. Elle s’adresse à plusieurs reprises au consul américain pour trouver refuge aux États-Unis. Ses demandes sont systématiquement rejetées. La famille devra vivre la Seconde Guerre mondiale en Europe, avec son cortège de fuites, de traques et de vexations.
Dans les années 1950, Jakob Bronsky, que la guerre a traumatisé et vidé de tout éclat de vie, débarque finalement aux États-Unis, plein de rancœur mais aussi d’espoir. Il va vite déchanter. Pour tout logement il n’a qu’un taudis, pour tout emploi que de petits boulots de nuit, minables, qui lui permettent à peine de survivre. Son sexe l’obsède : son statut d’immigrant pauvre lui interdit toute vie sexuelle normale. L’isolement est son lot, son pain de tous les jours. Cependant, en dépit de ses nombreux déboires, catharsis salvatrice, une obsession lui permet de continuer d’avancer : il veut écrire un livre, rédiger son autobiographie. Sur quoi ? Sur le ghetto, dit-il, l’hécatombe de la Shoah, le refoulement, le désespoir mais aussi sur l’espoir et sur la solitude que chacun porte en soi…
Revivre grâce à l’écriture
Jakob Bronsky erre dans sa vie, incapable de construire quoi que ce soit, de garder un boulot, de se lier d’amitié ou même de renouer avec sa propre famille. La vie se délite, sans rime ni raison. Il vit en étranger dans la société, comme un observateur qui ne parviendrait pas à saisir ce qui se joue devant lui, et encore moins capable d’en être partie prenante. Un jour cependant, il décide d’écrire. Avec l’écriture vient l’épanouissement et la capacité d’affronter des souvenirs longtemps refoulés. Son rôle salvateur ne tient pas seulement à la confrontation de l’auteur avec sa propre histoire. L’écriture lui fournit un objectif, le sort de la passivité, modifie au plus profond l’organisation de son quotidien.
Le premier pas vers cette récupération du sens – qui est aussi une reconquête de soi –, s’opère lorsqu’une de ses connaissances lui suggère que puisqu’il est lui-même le sujet du livre, le titre le plus adapté devrait être « le branleur ». Cette épithète, malgré l’ironie du propos, Bronsky la reprend à son compte et en accepte joyeusement l’idée. Après tout, ce titre lui offre un statut, une volonté : celle d’être un paresseux plutôt qu’un immigrant balloté, impuissant face à sa vie.
Bien que son quotidien change peu en apparence, l’écriture lui permet de motiver ses choix, plutôt que de se laisser porter passivement par le cours des choses. Il a besoin d’argent pour survivre et les jobs qu’on lui offre sont de petits boulots de nuit, qu’à cela ne tienne : écrire est aussi une activité nocturne et il ne lui reste plus qu’à mettre en place des stratégies lui permettant d’articuler ces deux activités ! De fil en aiguille, de décisions de menus riens en petites luttes souvent décrites avec une ironie décapante, l’auteur en herbe achève son livre et se dresse face à son passé enfin déterré pour l’accepter tel qu’il est. Jakob Bronsky, qui n’était plus que le fantôme de lui-même, une âme errante, redevient un homme, avec ses désirs, ses faiblesses et ses peurs même s’il n’est pas guéri.
Une épopée du pauvre, pleine de dérision et d’ironie
La mise en scène bien rythmée restitue parfaitement l’alliance subtile entre gravité et burlesque qui définit la facture de ce texte. Le choix de faire porter l’auto-récit de Jakob Bronsky par deux comédiens renvoie à la volonté d’éclairer les deux principales facettes du personnage. La première, plus dramatique, conte la tragédie du personnage, marqué par la Shoah, déclassé, comme l’auteur le fut, contant ses souffrances intérieures, ses désirs et ses craintes. Jakob, son double, est exclu de ce « rêve américain » d’intégration pour tous. Le « rêve » est un miroir aux alouettes, un fantasme. La société américaine rejette l’étranger sous toutes ses formes, tant culturelles que sociales. L’apparition, en fond de scène, du tableau de Grant Wood, American Gothic (1930) qui incarne, avec ses deux paysans compassés du Midwest, l’image de l’Amérique profonde, est révélatrice de cette Amérique xénophobe et rétrécie. Ne reste aux immigrés d’autre ressource, tout aussi insatisfaisante, qu’un repli communautaire dont Jakob ne veut pas. L’autre face, très typique de cet humour juif dont l’autodérision est une des clés révèle un personnage en proie à des pulsions qui le mènent à des situations rocambolesques et pleines de truculence. Les situations qu’évoque Jakob sont loufoques, l’humour grinçant, les dialogues désopilants, cinglants, déjantés, la langue parfois crue.
Les images projetées sur le fond de la scène amplifient l’immersion du spectateur dans les circonvolutions tortueuses et torturées de l’esprit de Bronsky, avec son interprétation acerbe des événements, ses folies obsessionnelles mais aussi son besoin d’évasion et sa nécessité d’écrire. Au terme de ce voyage satirique et agité sur la route de l’exil, d’une marginalisation qui est aussi marginalité, quelque chose, peut-être, se trouve, qui permet de se reconstruire. Au-delà de l’histoire du personnage, c’est nous-mêmes que la fable interroge, toujours « à côté », pleins de craintes, de désespoirs mais aussi de rêves fous…
Fuck America d’Edgar Hilsenrath d’après le roman éponyme d’Edgar Hilsenrath (Attila, 2009)
Traduit de l'allemand par Jörg Stickan.
Mise en scène : Laurent Maindon
Distribution : Ghyslain Del Pino, Christophe Gravouil, Laurence Huby, Yann Josso, Nicolas Sansier
Manufacture des Abesses – 7, rue Véron, 75018
Du 23 août 2018 au 14 octobre 2018
Du jeudi au samedi à 21h et le dimanche 17h