14 Janvier 2025
La comédienne Laure Werckmann a choisi de tracer son propre chemin en dressant les portraits-spectacles de quatre figures féminines remarquables qu'elle installe de plain-pied dans le monde contemporain. Elle s'attache ici à l'anthropologue Nastassja Martin dont elle endosse le rôle.
Metteuse en scène, pour moitié d'elle-même, pour moitié de deux autres comédiennes, Laure Werckmann a choisit, dans cette série, de donner la parole à des femmes fortes qui, en déverrouillant leur pouvoir d'expression, ont conquis leur liberté et l'appropriation de leur corps. Elle décline ce thème en quatre figures prises dans la littérature contemporaine. Avec J'aime, de Nane de Beauregard, révéler qui on aime devient un moyen d'apprivoiser qui on est. Avec Renaître de Marion Bartoli, c'est un récit de relation toxique dont la jeune tenniswoman se libère qui forme la trame. Avec l'Amour après , qui sera créé en octobre 2025 à la Filature de Mulhouse, Marceline Loridan-Ivens évoque la tentation du suicide qui la saisit à quatre-vingt-sept ans, après la perte brutale de sa vue, et le parallèle qu'elle établi avec sa sortie du camp d'extermination de Birkenau, où elle retrouve un appétit de vivre qu'elle imaginait disparu. Croisière aux fauves , le quatrième volet de sa tétralogie féminine qui met en avant des individualités, avec leur langue propre et leur perception spécifique du monde, s'intéresse au thème de la réparation de soi. Il passe ici par renouer avec des savoirs anciens et le monde naturel.
Croire aux fauves
Août 2015. Nastassja Martin est partie au Kamchatka, cette péninsule russe qui regarde l'Amérique du Nord. Anthropologue, elle observe une population autochtone, les Évènes, sédentarisés dans un village ex-kolkhoze soviétique qui, outre leur activité économique, chantaient et dansaient pour les touristes de passage. Elle s'intéresse plus particulièrement à un groupe qui, après la chute du mur de Berlin, a quitté le village et est retourné dans la forêt retrouver le lien avec la nature. Pour Nastassja Martin, choisir de s'isoler dans le Grand Nord et d'y être l'étrangère relève déjà d'une personnalité et d'une démarche particulière. Ce jour d'août 2015, elle est attaquée par un nôtre qui lui dévore une partie du visage et de la jambe. Sa vie va irrémédiablement changer, pas seulement parce que son intégrité physique a été atteinte et que la reconstruction est une épreuve, mais parce que le contact avec l'ours prend des allures de quête initiatique.
Un (presque) seule en scène pour porter un texte
À l’entrée dans la salle, la comédienne-metteuse en scène est déjà sur le plateau. Sac à dos posé près d’elle, tenue de crapahuteuse, elle attend. Nous sommes dans une salle de conférence et la personne chargée des relations avec le public prend la parole pour introduire l’anthropologue et demander aux spectateurs de poser des questions. Nous sommes déjà dans le domaine du jeu. L’attitude de l’anthropologue et les questions que pose le « public » viennent d’extraits de conférences de Nastassja Martin enregistrées en public. Reconstituées au théâtre, elles appartiennent déjà à la fiction. Les hésitations du personnage à se livrer, sa réserve, ses incertitudes font partie du spectacle. Elles définissent une femme en recherche qui ne sépare pas son attitude scientifique de son engagement personnel. La mise en scène fait du jeu de miroirs qui associe spectateurs et conférencière un espace où celle ou celui qui regarde joue un rôle au même titre que ce qu’il regarde.
Une plongée animiste
Dès le début du spectacle une ombre furtive passe. Elle est le fantôme d’une expérience qui reviendra hanter le personnage tout au long du spectacle, le peuplement de l’invisible dont il sera question en particulier lorsque l’anthropologue évoquera le rôle du rêve chez les Évènes : non plus une projection de soi mais un chemin vers les autres, à la rencontre d’autres rêves. Un partage au-delà de l’expérience personnelle, si important pour les Évènes que le raconter constitue la première tâche du jour et que Laure Werckmann choisira le rêve pour introduction des quatre parties, comme quatre saisons de l’âme au cours desquelles s’effectueront les étapes de sa reconstruction. Assise dans un petit cabinet de bois, entourée d’objets qui renvoient au monde des Évènes, elle rappellera le lien qui la relie à eux et, à travers eux, l’osmose qu’elle entretient avec la nature depuis son enfance.
La rencontre avec l’ours
Quoi qu’il lui ait emporté une partie du visage et qu’elle lui ait planté son piolet dans la patte, c’est de rencontre, non d’affrontement, que Nastassja Martin parle. D’un échange à travers lequel chacun a emporté une partie de l’autre, se l’est approprié, est devenu autre. Déjà surnommée « mathuka », l’ourse, en raison de son comportement solitaire et de ses rêves où les ours jouaient un rôle, elle devient « miedka », celle qui vit entre les mondes, celle qui peut passer d’un côté à l’autre de la barrière qui sépare l’homme de la nature et de l’animalité. Une altérité au-delà des frontières de la normalité humaine, une sauvagerie qu’elle découvre et prend en charge et qui fait d’elle un fauve, une guerrière consciente de l’être.
La longue marche de la reconstruction
Cette quête de soi en forme de métamorphose, qui passe par la relation aux autres, s’accompagne de sa reconstruction physique. L’automne en Russie et l’hiver en France matérialiseront les étapes douloureuses de sa récupération physique, des plaques de métal qu’on lui appose pour faire tenir sa mâchoire et du demi-nouveau visage qu’elle doit accepter, avec les phases de découragement qui la traversent. Le printemps sera signe de renaissance, avec son retour chez les Évènes où elle assume sa nouvelle identité de femme-ourse. L’été consacrera sa métamorphose dont elle témoignera par l’écriture. De sa traversée des mondes, elle retiendra une certaine distance d’avec le chamanisme, qui est l’un des aspects de l’animisme, et une manière de vivre l’anthropologie autrement, en travaillant « avec » et non plus « sur ».
Toute en voiles qui cachent et révèlent, comme pour marquer le mystère qui caractérise cette expérience hors du commun, la mise en scène fait du jeu de l’actrice la matière même du récit, et Laure Werckmann excelle à rendre les nuances de ce texte en conservant une sobriété de jeu où l’énonciation du texte devient prioritaire. Mais on peine à comprendre où va le récit. Il ne verse ni totalement dans l’animisme, ni ne va dans la direction « documentaire » de la reconstruction, pas plus qu’il n’explore la question de la démarche scientifique confrontée à ces expériences limites. Si chacun peut y picorer ce qui lui tient à cœur, l’envers de la médaille est un sentiment de frustration né de l’impression que rien ne va au fond des choses.
Croire aux fauves de Nastassja Martin (éd. Verticales, 2019
S Adaptation, mise en scène et jeu Laure Werckmann S Masques et prothèses Cécile Kretschmar S Lumière Philippe Berthomé S Scénographie Angéline Croissant S Musique Olivier Mellano S Costume Pauline Kieff S Collaboration à la mise en scène Noémie Rosenblatt S Régie générale et plateau Cyrille Siff S Régie lumière et son Zélie Champeau ou Fanny Bruschi S Construction Anthony Latuner et l’atelier du TJP Production La compagnie Lucie Warrant / Artenréel#1 S Administration de production Alexandra Puillandre pour Cie Lucie Warrant Victoria Quintana pour Artenreel#1 S Coproductions TJP CDN - Strasbourg / Espace 110 Illzach / L’Espace Bernard Marie Koltès - Metz / Théâtre de la Manufacture CDN de Nancy S Création au Centre Dramatique National de Strasbourg du 11 au 16 janvier 2025 S Durée 1h30
Du 11 au 16 janvier 2025
TJP-Centre dramatique national de Strasbourg-Grand Est