Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Arts-chipels.fr

La Lune est en Amazonie. Pour les Indiens, quand un jaguar se voit dans le miroir, il voit un homme.

© Javier Hernandez

© Javier Hernandez

Le Mapa Teatro nous invite à un voyage onirique en plein cœur de l’Amazonie. Et si nous acceptions de renverser notre vision du monde pour le voir autrement ?

À l’entrée dans la salle, la scène est plongée dans la pénombre. Une cloison métallique la sépare en deux. Sur la tranche, face au public, les flammes d’un feu de bois répandent une lumière chaleureuse. La scène s’éclaire et révèle, en fond, la jungle de la forêt équatoriale. Un univers de plantes géantes et de troncs interminables qui se dressent vers le ciel. Les personnages qui apparaissent semblent noyés dans l’immensité de cette verdure qui colore leurs costumes et les englobe tout entiers.

© Javier Hernandez

© Javier Hernandez

Une histoire de résistance

Nous sommes en Colombie amazonienne. Eux, ils sont une communauté indigène qui a choisi volontairement de se couper du monde, de vivre à l’écart, de disparaître de tout recensement et des registres officiels espagnols. Le 18 janvier 1969, deux orpailleurs tombent sur eux. L’un d’eux s’enfuit, on ne le retrouvera pas. L’autre alerte les autorités, qui envoient une expédition. Quelques aborigènes sont tués, un petit groupe capturé. Leur langue, personne ne la parle ni ne la comprend. Ils sont autres, ils viennent d’ailleurs, ils pensent différemment. Un journaliste français, désireux de faire un scoop, se rend en Colombie et convainc les autorités de les relâcher – certains ont attrapé la grippe, une maladie européenne, et on se souviendra que les Indiens avaient déjà été victimes des maladies européennes aux XVe et XVIe siècles et décimés par la variole. Il les accompagne dans la forêt et tente d’établir un contact. Mais « en si peu de jours, on ne peut pas surmonter cinq siècles d’hostilité et de massacre », écrira-t-il. Cette même année 1969, l’homme pose le pied sur la Lune. C’est à ce croisement que se situe le spectacle. « La lune des nuits n’est pas la lune que vit le premier homme, énonce le texte. Les longs siècles de veille humaine l’ont remplie de pleurs anciens. Regardez-la. À présent, c’est un miroir. »

© Javier Hernandez

© Javier Hernandez

L’histoire d’une extermination

Le panneau, qui pivote de quatre-vingt dix degrés, laisse apparaître en son centre une carte de la zone amazonienne de Bolivie tandis que le texte évoque au fil du spectacle les prédateurs humains en tout genre qui se sont abattus sur l’Amazonie. Chercheurs d’or, exploitants miniers ou forestiers, pêcheurs, prospecteurs de pétrole, trafiquants de drogue ont introduit l’alcool, réduit des populations en esclavage, livré des femmes à la prostitution. Pour mémoire, on se souviendra que la Funai, chargée de la protection des Indiens au Brésil et créée en 1967 avait dressé un triste bilan : l’existence de 300 000 Indiens répartis en quelque 200 ethnies, alors qu’ils étaient plus de trois millions à l’arrivée des Portugais au XVIe siècle… Ces envahisseurs en tout genre ont aussi, à coups de troc, détruit tout un mode de vie.

© Javier Hernandez

© Javier Hernandez

Un univers onirique et cérémoniel

Rêverie teintée de mysticisme, le spectacle apparaît comme un long poème qui oppose la spiritualité de ces peuples de la forêt aux éléments documentaires. Le dispositif nous plonge dans la touffeur humide et toute de clair-obscur du milieu amazonien en plaçant les personnages au cœur même de cette nature foisonnante par un système de projection qui les fait évoluer entre un fond de scène sylvestre et la même forêt projetée sur le panneau pivotant, placé face au public. Un filet d'eau versé sur la scène matérialisera le fleuve. Avec l’imagination propre aux littératures d’Amérique latine, cette pensée en spirales au caractère incantatoire inverse notre approche du monde. Il s’agit de penser aux Indiens comme eux pensent à nous, de nous voir à travers leurs yeux et de cheminer dans un état entre veille et sommeil, proche de la transe, où l’être se transforme, échappe à son enveloppe. Pour le Mapa Teatro, qui travaille en relation étroite avec les chamans d’Amazonie, le travail théâtral offre des similitudes avec la dépossession de soi qui nourrit le chamanisme.

© Javier Hernandez

© Javier Hernandez

La vision d’un monde en osmose

L’évocation-invocation du Mapa Teatro nous fait partager la conception du monde qu’ont les Indiens d’Amazonie. Ce n’est plus l’homme en tant qu’être supérieur doué de pensée qui regarde les plantes et les animaux qui l’entourent, mais le regard que ceux-ci portent sur nous. Les Indiens nous voient à travers leur système de pensée où humains et animaux peuvent passer de l’un à l’autre. Les récits mythiques sont peuplés d’êtres dont la forme, le nom et le comportement mêlent inextricablement les attributs humains et non humains. Et le jaguar, félin souple et puissant et roi de la forêt amazonienne, y occupe une place de choix. Comme eux, les Indiens se sont cachés sous les frondaisons, loin de la « civilisation » et les légendes sont nombreuses qui parlent de transformations réciproques. Et si nous voyons en eux une chair à dévorer, ils ne nous perçoivent pas comme des humains, mais comme des cochons sauvages, qui eux-mêmes nous voient comme des prédateurs parce que nous mangeons les plantes dont ils se nourrissent. Cet étrange retournement entraîne le spectateur dans un monde où il lui faut laisser son rationalisme au vestiaire, abandonner ses points de repère pour se glisser dans la brume peuplée de fantômes et d’animaux fabuleux créés par les hommes-jaguars d’Amazonie. Un songe qui nous fait flotter entre des eaux, entre des mondes…

© Javier Hernandez

© Javier Hernandez

La Lune est en Amazonie

S Texte, Conception & mise en scène Heidi & Rolf Abderhalden S Dramaturgie Heidi Abderhalden, Rolf Abderhalden, Aljosha Belgrish S Musique & création sonore Juan Ernesto Díaz S Création lumière Mathias Roche S Scénographie Rolf Abderhalden S Construction L.R.Space (Berlin) S Costumes Elizabeth Abderhalden S Accessoires Jose Ignacio Rincón, Santiago Sepúlveda Video Heidi Abderhalden, Fausto Díaz, John De Los Ríos, Ximena Vargas S Avec Heidi Abderhalen, Agnes Brekke, Andrés Castañeda, Julián Díaz, Santiago Sepúlveda, S Invités spéciaux Jorge Alirio Melo, Levi Andoque S Durée 1 h 15 sans entracte. S Production Mapa Teatro, José Ignacio Rincón, Ximena Vargas S Production déléguée en France, Belgique et Suisse Le Phénix scène nationale Pôle européen de création à Valenciennes S Coproduction Ruhrtriennale, Mousonturm, Culturescapes, Le Phénix scène nationale Pôle européen de création à Valenciennes avec Next Festival, Théâtre de la Ville-Paris S En partenariat avec Iberescena, 11 Berlin Biennale, Naves Matadero, Siemens Stiftung Avec le soutien de Foundation for Arts Initiatives FfAI. S Coréalisation Théâtre de la Ville-Paris — Festival d’Automne à Paris. S Remerciements À David Lapoujade, Apitachtong Weerazethakul, Daniel Giménez Cacho, Tilda Swinton, Roberto Franco (In memoriam), Germán Castro Caycedo (In memoriam), Goethe-Institut Kolumbien.

Théâtre de la Ville-Les Abbesses 23-27 novembre à 20h

Réservations. 04 42 74 22 77 www.theatredelaville.com

Tournée 2021-2022

18 au 20 sept. PACTE Zollverein à Essen (DE)

24 & 25 sept. Künstlerhaus Mousonturm à Francfort (DE)

29 & 30 sept. Culturescapes - KASERNE à Bâle (CH)

4 & 5 oct. Prague Quadrennial (CZ)

 10 au 13 nov. Théâtre Vidy Lausanne (CH)

18 & 19 nov. le Phénix Valenciennes (FR)

2 au 4 déc. Théâtre National Wallonie Bruxelles (BE)

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article