14 Mai 2024
Dans le courant des années 1930-1940, une jeune fille juive affronte la terrible fatalité qui pèse sur sa famille en recréant son quotidien par le biais du dessin, de la peinture et de la musique. Le très beau spectacle de Muriel Coulin retrace cette aventure hors du commun avec finesse et sensibilité.
Charlotte Salomon mourut au camp de concentration d’Auschwitz le 10 octobre 1943. Elle avait vingt-six ans. Enfant unique d’une famille aisée appartenant à la communauté juive berlinoise, elle fut déportée après avoir été envoyée pour la protéger dans le Midi de la France. Son père et sa belle-mère survécurent au nazisme. Entre 1940 et 1942, elle compose une œuvre unique, antichambre du roman graphique, qui conte la saga familiale et les avatars de sa vie quotidienne avec une force expressive hors du commun. Plus de 1 300 gouaches et des centaines de textes calligraphiés, gardés pendant la guerre par un ami médecin, sont restitués à sa famille en 1947 avant d’être rendus publics à la fin des années 1950.
Une histoire terrible
La vie de Charlotte Salomon porte gravé à vif le sceau de la tragédie. La tante dont on lui a donné le prénom s’était suicidée par noyade en se jetant dans la Schlachtensee. Son grand-oncle met fin à ses jours. Sa mère se jettera par la fenêtre tout comme sa grand-mère, qui le fera en sa présence. Le parallèle s’établit tout naturellement, dans un autre registre, avec le parcours dramatique du peintre Edvard Munch dont la famille fut décimée, elle, par la tuberculose. Dans l’un comme dans l’autre cas, la peinture hallucinée, nourrie de la difficulté d’être, fonctionne comme un exutoire, une manière de conjurer un destin qui s’acharne. S’ajoute, pour Charlotte, le contexte historique, particulièrement monstrueux : l’arrivée du nazisme, l’interdiction pour son père chirurgien d’exercer son métier et sa radiation de l’Université, l’interdiction pour Charlotte de fréquenter les Beaux-Arts, le diktat qui transforme en art « dégénéré » les aspirations à un art débarrassé des scories du passé et la mise à l’index de la communauté juive dans son ensemble.
Une œuvre singulière
Résister et survivre, tels sont les enjeux que se donne l’œuvre de Charlotte Salomon. Créer « quelque chose de fou et de singulier » pour ne pas sombrer, comme un moyen ultime d’exister, de rester vivante. Se définir à travers sa peinture-écriture-musique, et en même temps faire vivre les autres en leur redonnant une vie propre. « En écrivant, dit-elle, je devenais ma mère, ma grand-mère et tous les personnages de ma pièce » Comme sur une scène de théâtre, elle recrée le monde qui l’entoure, les scènes de la vie familiale, leur dose d’ennui, leur absence de communication, les défilés nazis, drapeaux en tête, l’espace de la maison avec son agrégat de pièces emboîtées que parcourt son regard panoramique survolant l’espace, le dernier voyage de sa tante, décomposé en images comme dans une chronophotographie, qui la mène jusqu’au lieu du suicide.
De couleur, de texte et de musique
Pour peindre, elle utilise les trois couleurs primaires – le bleu, le rouge et le jaune – qu’elle associe à des airs qui eux-mêmes composent une musique. « Elle peint. Soudain une mélodie lui vient à l’esprit. Elle commence à la fredonner, elle remarque que la mélodie va exactement avec ce qu’elle veut coucher sur le papier. Un texte s’ébauche en elle et voici qu’elle se met à chanter la mélodie avec ce texte qu’elle vient de composer… » Un parcours synesthésique qui rappelle Kandinsky et son code musical des couleurs, mais aussi Klee, Kupka ou August Macke. La parole s’inscrit dans cette invocation du tout. Textes en majuscules tracés à la gouache sur des calques ou sur les gouaches mêmes, formant des courbes, des blocs, des calligrammes, évoquant la vie et la mort, l’amour, le ciel, la joie ou le repos, l’interdiction faite aux juifs d’entrer dans certains lieux, la difficulté de trouver sa place… Il y a de l’art brut dans ce parcours, mais avec des qualités graphiques indéniables et une démarche consciente, délibérée, qui la fait échapper aux codes de cet art.
Vie ? ou théâtre ?
C’est à la croisée complexe introduite par Charlotte Salomon entre vie et théâtre de la vie dans le titre de l’agrégat d’œuvres qu’elle lègue à sa famille, que s’installe le spectacle. Il y ajoute la dimension romanesque du roman de David Foekinos, prix Renaudot 2014, et les distorsions propres à la mise en théâtre. La boîte scénique devient le lieu d’une mise en abyme où vie, récits de vie et inventions de vie se répondent au point que le réel se dissout pour devenir artifice, succédané d’art(s). Elle convie au même banquet la peinture, l’écriture, le cinéma et le théâtre, jouant des transparences et des voiles qui tantôt masquent les acteurs, tantôt les révèlent, tantôt se font espace de projection sur lequel s’impriment un témoignage filmé, une œuvre picturale, un texte de Charlotte en langue allemande relayé oralement par les personnages en français, un peu du chaos du monde extérieur.
D'un temps et de tous les temps
Subtilement le spectateur s'introduit dans la dimension du fantasme. Il chemine en lisière entre réel et imaginaire, se glisse dans les interstices entre ces différents niveaux. L'aventure de cette talentueuse artiste en devenir, fauchée dans la fleur de l'âge, navigue entre singulier et pluriel, particulier et général. Elle nous dit le drame d'une individualité broyée par les conventions du groupe auquel elle appartient, condamnée sans écoute et sans appel par la société de son temps, qui se débat, rue et se cabre sous les coups du destin. La musique live , électronique, créée sur scène par Mélodie Richard, dialogue avec des réinterprétations de Carmen , des échos lointains de la Jeune fille et la Mort ou avec la voix off du chanteur Salvatore Adamo comme pour nous dire qu'au-delà de ce temps où a vécu Charlotte, son aventure est de tous les temps d'intolérance et d'exclusion.
Cet appétit féroce d'exister, au-delà des conventions, des interdits, des limites, il nous échoit en partage d'où que nous venions, où que nous soyons et où que nous allions. Il ajoute à la charge émotionnelle forte de ce très beau spectacle dont l'esthétique indéniable vient du plus profond.
Charlotte . Une adaptation libre de Vie ? ou théâtre ? de Charlotte Salomon et de Charlotte de David Foenkinos (éd. Gallimard)
Conception et mise en scène : Muriel Coulin sur une idée d'Yves Heck
Scénographie et vidéo : Arié von Egmond
Musique live : Mélodie Richard. Musiques additionnelles : Philippe Bachmann
Avec : Joël Delsaut (le grand-père), Yves Heck (le père), Jean-Christophe Laurier (Daberlhon), Marie-Anne Mestre (la grand-mère, la 1 re Charlotte), Mélodie Richard (Charlotte), Nathalie Richard (Franziska, Paulinka)
Théâtre de l’Atelier
27 mai 2024 à 20h30