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Arts-chipels.fr

Since I’ve Been Me. Les métamorphoses d’un être multiple en ses déclinaisons de « uns ».

Phot. © Lucie Jansch

Phot. © Lucie Jansch

Le metteur en scène et plasticien Robert Wilson se glisse dans les plis de l’œuvre multiforme des hétéronymes du poète Fernando Pessoa pour composer une suite de tableaux vivants qui posent les questions d’identité, d’expression et de perception.

Un océan liquide occupe toute la largeur du fond de scène. Une heure entre chien et loup, quand l’air s’évapore sur un milieu devenu flou, où l’on croit deviner, peut-être mais sans savoir, une barque errant dans l’immensité, un navire au loin ou la trace d’un édifice humain. Un mouvement immobile dans un paysage où la mer et le ciel se fondent. Un entre-deux de tous les possibles.

À l’avant-scène, côté jardin, la figure grimée de blanc, courte moustache, petites lunettes sur le nez, sanglé dans un costume noir et chapeau sur la tête, un personnage qui semble immobile bouge presque insensiblement les mains, la tête, part parfois dans un éclat de rire silencieux ou se fige dans un rictus. Il est l’une des figures de celui que son patronyme, Pessoa, nomme déjà comme étant une « personne », quelconque, et son pluriel des « gens ». Une enveloppe habitée par des personnalités multiples, que l’on verra apparaître, à la manière d’un film muet, chacune avec sa gestuelle propre et ses mimiques, les unes après les autres. Autant de lunes rouges surgies des eaux qu’un curseur de même couleur viendra tour à tour pointer du doigt.

Phot. © Lucie Jansch

Phot. © Lucie Jansch

Pessoa en ses nombreux visages

Le cas de Pessoa est unique dans l’histoire de la littérature. Si l’on connaît de multiples écrivains ayant publié sous des pseudonymes divers, parfois avant d’être reconnus pour eux-mêmes (Vernon Sullivan-Boris Vian) ou pour se choisir un nom de plume (François-Marie Arouet dit Voltaire), peu d’entre eux ont cultivé la multiplication des identités hormis Romain Kacew qui, en dehors de pseudonymes « passagers » (Fosco Sinibaldi, Shatan Bogat), crée, derrière Romain Gary, l’auteur Émile Ajar. Ce qui caractérise Pessoa, c’est, au-delà des plus de soixante-dix noms d’auteur qu’il adopte au fil de son écriture, la personnalité qu’il donne à chacune de ces identités. Une recherche messianique pour tenter de rendre compte de l’humanité dans sa totalité et toute sa diversité. Non plus le pseudonyme d’un seul mais des hétéronymes qui englobent à eux tous toutes les visions du monde.

Ses auteurs écriront en vers ou en prose ; ils seront les tenants d’un modernisme littéraire ou d’une certaine tradition ; ils seront épicurien ou sensationniste ; ils incarneront la nature et la sagesse païenne ou l’insignifiance d’un modeste employé de bureau à la vie sans histoire du Livre de l’intranquillité ; il ira même jusqu’à leur inventer une biographie. Démultipliant le « je est un autre » rimbaldien, il fait dire à Ricardo Reis, l’un d’entre eux : « Nombreux sont ceux qui vivent en nous ;/ Si je pense, si je ressens, j’ignore/ Qui est celui qui pense, qui ressent./ Je suis seulement le lieu/ Où l’on pense, où l’on ressent. » C’est autour de cette façon d’être, fascinante et unique, que Robert Wilson construit son spectacle.

Phot. © Lucie Jansch

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Multiple et international

L’écrivain Fernando Pessoa est, par son histoire, le lieu déjà d’un éclatement. Né au Portugal, élevé en Afrique du Sud avant de revenir au Portugal, il est à lui seul un croisement. Non seulement entre les pays où il vit chaque fois comme en exil, mais aussi dans la diversité des langues qu’il pratique. Car il écrit aussi bien en anglais qu’en portugais, plus rarement en français. Cette particularité est à la source du projet qui réunit le Théâtre de la Ville à Paris et le Teatro della Pergola à Florence dans une volonté de faire tomber les barrières pour créer un spectacle véritablement international. Elle est aussi au cœur du spectacle créé par Robert Wilson, qui rassemble des participants venus de divers endroits de la planète, du Brésil et du Portugal à l’Italie et à la France, avec des origines parfois d’ailleurs. Mais au-delà des nationalités et des langues, c’est aussi dans le rassemblement des multiples disciplines du spectacle vivant que s’élabore sa vision de Pessoa. Sa distribution multiplie les croisements. Les interprètes viennent de la chanson ou du chant lyrique, ils ont traversé le champ de la danse, du classique au contemporain en passant par les arts martiaux, ils sont actrices et acteurs, à cheval le plus souvent dans leur carrière entre des pays. Ils sont emblématiques de cette écriture multiforme et éclatée de Pessoa.

Phot. © Lucie Jansch

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Une vision plastique et philosophique plus que littéraire

On retrouve dans le spectacle ces images fortes comme autant de visions. La présence de la mer qui revient comme un leitmotiv, souvenir d’enfance d’un bateau schématique qui traverse la scène, suspendu dans les airs, ou squelette de mât, ou encore composition de marins aux attitudes cocasses. La démultiplication des silhouettes de Pessoa écrivain qui dessine dans un même mouvement l’image de l’enfant farceur mais aussi de l’employé introverti qu’il présenta au monde. Une atmosphère imprégnée de saudade, ce concept si difficile à traduire, qui mêle mélancolie, nostalgie, sentiment de perte, difficulté de vivre et inaccomplissement.

Robert Wilson, tel un prestidigitateur qui emprunte au cocasse du cinéma muet, fait apparaître ses personnages dans le cercle de lumière de la poursuite d’un projecteur, avec leur gestuelle propre, leur manière de se déplacer, leur mode d’expression, leur propre texte. Ils sont tout en tentatives artificielles d’exister, aussitôt réprimées, enfermées dans un geste arrêté, réduit, bridé. « Qu’est-ce donc que l’homme lui-même, sinon un insecte aveugle et vain bourdonnant contre une vitre close », écrira Pessoa dans Un singulier regard, un thème repris en chœur par les interprètes en différentes langues. Car si chacun conserve son individualité, tous participent du même Pessoa et définissent une manière d’être au monde qui joue sur les correspondances entre matière et pensée : « Penser une fleur c’est la voir et la respirer/ Et manger un fruit c’est en savoir le sens » (le Gardeur de troupeau, Alberto Caeiro). Mais dans l’esprit de Pessoa, la pensée est sans signification dans un monde où seule règne l’existence et où « Les choses sont l’unique sens caché des choses ».

Au rythme d’une mer amplifiée dont les remous deviennent irréels, dans des bruits répétés de verre brisé comme autant de ruptures ou dans une parodie de film noir, si l’on peut reconnaître le jeu des apparences éclatées de l’auteur, on trouve surtout la base d’une rêverie qui nous porte et nous entraîne. À cette symphonie plastique manquera cependant, pour l’amateur de Pessoa, une véritable exploration des multiples visages du poète. Aux hétéronymes de l’auteur s’est substitué un autre hétéronyme qui a nom Robert Wilson, qui se promène dans le champ touffu et mystérieux d’une parole mouvante. Mais n’est-ce pas la définition même que donne Alberto Caeiro-Fernando Pessoa de lui-même et que reprend à son compte le Since I’ve Been Me (« Depuis que j’ai été moi » de Robert Wilson) : « Je suis rien […] Je porte en moi tous les rêves du monde » ?

Phot. © Lucie Jansch

Phot. © Lucie Jansch

Since I’ve Been Me
S Mise en scène, scénographie et lumière Robert Wilson S Textes Fernando Pessoa S Avec Maria de Medeiros, Aline Belibi, Rodrigo Ferreira, Klaus Martini, Sofia Menci, Gianfranco Poddighe, Janaína Suaudeau S Dramaturgie Darryl Pinckney S Costumes Jacques Reynaud S Co-mise en scène Charles Chemin S Scénographe associée Annick Lavallée-Benny S Créateur lumière associé Marcello Lumaca S Créateur sonore et conseiller musical Nick Sagar S Maquillage Véronique Pfluger S Régie de scène Thaiz Bozano S Direction technique Enrico Maso S Collaboration aux costumes Flavia Ruggeri S Conseiller littéraire Bernardo Haumont S Assistant personnel de Robert Wilson Paul Auls S Régie du surtitrage Caterina Gueli S Machiniste Cristiano Caria S Accessoiriste Gisella Butera S Régisseurs lumière Mathieu Cabanes, Simon Gautier S Electricien et poursuiteur Fabrizio Giummarra S Régisseur son Piero Bindi S Maquilleuses Véronique Pfluger, Greta Shivitz S Habilleuse Eleonora Sgherri S Assistante metteur en scène Elena Meoni S Assistante de production Giada Mancini S Construction accessoires Cecilia Sacchi, Props&Culture S Toile peinte Paolino Libralato, inspirée par Fishing de Santiago Ribeiro S Fabrication des costumes The One Costumes S Chaussures Pedrazzoli Calzature S Perruques Tiré par les cheveux, Atelier Filistrucchi S Photos de scène Lucie Jansch, Filippo Manzini S Production Théâtre de la Ville-Paris – Teatro della Pergola, Florence. Coproduction Teatro Stabile del Friuli Venezia Giulia – Teatro Stabile di Bolzano – São Luiz Teatro Municipal de Lisboa – Festival d’Automne à Paris S En collaboration avec Les Théâtres de la Ville de Luxembourg S Avec le soutien de la Fondation Calouste Gulbenkian - Délégation en France et de Dance Reflections by Van Cleef & Arpels S Coréalisation Théâtre de la Ville-Paris – Festival d’Automne à Paris S
Robert Wilson est représenté exclusivement par RW Work, New York. www.robertwilson.com S Première mondiale au Teatro della Pergola (Florence, Italie) le 2 mai 2024 S Durée 1h20 S En français, italien, portugais, anglais, surtitré en français

Du 5 au 16 novembre 2024 20 h / sam. & dim. 15 h
Théâtre de la Ville-Sarah Bernhardt 2, Place du Châtelet. Paris 4
theatredelaville-paris.com I 01 42 74 22 77 I festival-automne.com I 01 53 45 17 17

TOURNÉE

2 - 12 mai CRÉATION Teatro della Pergola, Florence, Italie
5 - 16 nov. TDV-Sarah Bernhardt, Paris
6 - 9 fév. Teatro Sociale, Trento, Italie
13 - 16 fév. Teatro Politeama Rossetti, Trieste, Italie
2025-2026 Le Grand Théâtre de la Ville de Luxembourg

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