16 Novembre 2024
Sur l’affiche : Jusepe de Ribera, Saint Jérôme et l’ange du Jugement dernier, 1626. Huile sur toile, 262 × 164 cm. Museo e Real Bosco di Capodimonte, Naples. Su concessione del MiC – Museo e Real Bosco di Capodimonte © Archivio dell’arte/Luciano et Marco Pedicini
Le musée du Petit Palais consacre une rétrospective à l’œuvre d’un héritier de génie et continuateur talentueux de Caravage : Jusepe de Ribera, un peintre d’origine espagnole qui effectuera cependant toute sa carrière en Italie.
Avec plus d’une centaine de peintures, dessins et estampes venus du monde entier, l’exposition est la première rétrospective française consacrée à ce peintre actif à Rome et à Naples dans la première moitié du XVIIe siècle, dont le réalisme cru, le clair-obscur dramatique, le ténébrisme accentué et la violence constituèrent pour les artistes du XIXe siècle, des romantiques à Manet, un motif d’admiration et de fascination. La redécouverte de la première partie de son parcours, à Rome, permet aujourd’hui de dresser de l’artiste un portrait plus riche et différencié que ce qu’on croyait en savoir.
Jusepe de Ribera, Allégorie de l’odorat, vers 1615-1616. Huile sur toile, 114,5×88,3 cm. Collection Abello, Madrid. © Abello Collection, Madrid / Photo Joaquín Cortes.
Du Caravage à Ribera
Il n’est pas indifférent que Caravage, qui tue d’un coup d’épée au cours d’une rixe le fils d’une puissante famille liée aux Farnèse de Parme, soit contraint, en 1606, de fuir Rome alors même que le très jeune Ribera y arrive vers 1605-1606 – il a alors quinze-seize ans. L’art du Caravage, artiste météore à la notoriété immense que Ribera croisera peut-être, pèse de tout son poids sur l’art de son époque et il n’est guère surprenant que le jeune homme à la vie dissolue, arrivé d’Espagne, ce qui lui vaut le surnom de « lo Spagnoletto » (le Petit Espagnol), soit marqué par la voie révolutionnaire ouverte par son aîné. Le rejet du « beau idéal », le choix du réalisme, la violence crue des scènes, l’usage de clairs-obscurs qui renforcent dramatiquement le sujet traité resteront une des marques de fabrique du jeune peintre qui fait, sur les traces de son prédécesseur, une carrière fulgurante à Rome en une dizaine d’années à peine, avec l’appui de la communauté espagnole de Rome. Il est introduit dans le cercle des grands collectionneurs de la ville, le marquis Vincenzo Giustiniani, le cardinal Scipione Borghese et le duc Mario Farnese, qu’il accompagne à Parme en 1611.
Jusepe de Ribera, Paysage avec bergers, 1639. Huile sur toile, 128 × 269 cm. Casa de Alba-Palacio de las Duenas, Séville. © Fundación Casa de Alba, Séville.
Un Espagnol Napolitain
En 1616, il s’installe à Naples, alors possession espagnole, où il se marie avec la fille du peintre Bernardino Azzolino, déjà bien établi dans la ville. Cette alliance l’introduit auprès d’une clientèle d’aristocrates locaux et d’ordres religieux, nombreux dans la cité comme dans toute l’Espagne. Là encore, les œuvres du Caravage restent présentes comme une référence et Ribera s’impose comme le chef de file du réalisme napolitain. Très apprécié par les vice-rois qui se succèdent dans cette ville qui est l’une des plus importantes capitales d’Europe, il bénéficie de leur appui et acquiert un statut de peintre de cour. Artiste de talent, il dessine et grave aussi, à l’eau-forte, manie la sanguine, la plume et l’encre avec autant de brio que les pinceaux. Il ne quittera plus Naples mais les commandes afflueront d’Espagne, pour les villes d’origine des vice-rois (Osuna, Salamanque) ou les palais madrilènes de Philippe IV (Alcázar, Buen Retiro).
Jusepe de Ribera,Saint André en prière, vers1615-1618.Huile sur toile, 132 × 107,5 cm. Quadreria dei Girolamini,Naples.© Photo Scala, Florence.
Une imagerie religieuse plus humaine
En ces temps de Contre-Réforme où le règne des images est valorisé par l’Église catholique pour contrer l’influence du protestantisme et contribuer à éveiller la dévotion des fidèles, il s’agit, dans la peinture religieuse, de se rapprocher du vrai, du vécu immédiatement perceptible et, pour toucher, de faire appel à l’émotion. Traduire l’expression de la douleur, insister sur la vérité des sujets représentés, en appeler à la compassion du spectateur. Laisser de côté l’extase mystique et les visions célestes éthérées en les remplaçant par des œuvres réalistes, qui permettent à chacun de se retrouver dans les figures humbles et très humaines des saints qui peuplent l’imaginaire catholique. Ainsi, c’est dans le détail de leurs rides creusées, de leur visage hâve, de leurs chairs flasques et de leurs muscles avachis que naîtra la sainteté à laquelle s’attache Ribera. Les auréoles sont devenues, quand elles restent visibles, traces circulaires estompées ; les visages et les corps d’un réalisme saisissant émergent de l’obscurité qui les environne ; le poids des ans a marqué les attitudes dans d’extraordinaires portraits qui ne laissent voir que le haut du corps.
Jusepe de Ribera, Apollon et Marsyas, 1637. Huile sur toile, 182 × 232 cm. Museo e Real Bosco di Capodimonte, Naples. Su concessione del MiC – Museo e Real Bosco di Capodimonte / Photo L. Romano
Plus ténébreux et plus violent que le Caravage
En cette époque de règne de l’Inquisition triomphante, les tortures sont publiques et la figuration de la violence ne fait l’objet d’aucun tabou. Ribera s’y engouffre en particulier à travers l’évocation des martyres de saints, détaillés avec une crudité fascinante, non exempte d’atrocité. Les Martyre(s) de saint Barthélemy, qui le représentent en train d’être écorché vif sont d’une férocité sauvage. Les figurations mythologiques ne sont pas en reste. Le supplice qu’Apollon fait subir au satyre Marsyas (Apollon et Marsyas, 1737, Museo e Real Bosco di Capodimonte) est, à sa manière, un chef d’œuvre. Apollon fait écorcher vif le satyre pour l’avoir défié musicalement en jouant de l’aulos mieux que lui. L’instrument ayant été offert à Marsyas par Athéna, Apollon fait clouer la peau du musicien sur un pin, arbre de la déesse. La construction en oblique du tableau – un procédé qu’utilise souvent le peintre – oppose le visage satisfait et souriant du dieu à celui hurlant et tordu de douleur du satyre.
Jusepe de Ribera, Saint Sébastien, 1651. Huile sur toile, 121 × 100 cm. Certosa e Museo Nazionale di San Martino. © Certosa e Museo Nazionale di San Martino / Photo Fabio Speranza
Une évolution picturale qui laisse voir une modification de la perception de l’artiste
Au tournant des années 1640 un infléchissement devient perceptible dans la peinture de Ribera. Sa palette se fait moins sombre. Elle laisse place à des bleus lumineux, à des rouges électriques, à des dégradés de couleur qui adoucissent les fonds auparavant très noirs, atténuent la violence du contraste entre l’ombre environnante et le corps souffrant. Le Saint Sébastien de 1651, réalisé un an avant la mort du peintre, offre du saint, traversé de flèches, une vision apaisée. Adossé à un arbre sur un fond de ciel où les nuages le disputent au bleu du ciel, il n’est plus un vieillard aux trait usés marqués par le temps mais un jeune homme d’une grande beauté qui semble comme alangui en contemplant le ciel qu’il va rejoindre.
Jusepe de Ribera, Tête de satyre 1620-1625. Sanguine sur papier vergé, 30,3 × 21,1 cm. The Metropolitan museum of Art, New York. Ø The Metropolitan museum of Art.
Un dessinateur et un graveur de grand talent
Au-delà des représentations religieuses, qui constituent la majeure partie des commandes de l’artiste et une part importante de l’exposition, les représentations profanes de l’artiste offrent un passionnant contrepoint. Outre deux paysages de grand format qui dénotent dans l'ensemble assez tourmenté de l'œuvre, et des scènes mythologiques peintes, l'exposition révèle aussi des dessins et gravures de l’artiste, qui révèlent une sûreté de trait remarquable. Si les représentions religieuses sont encore présentes dans le dessin, ce sont surtout les figures profanes qui marquent, tels cet énigmatique Homme enveloppé dans une tunique avec, sur la tête, un petit homme assis avec un -étendard (1637-1640), à l’encre et à la gouache, ou cette Tête de satyre pleine de vie (1620-1625) à la sanguine, conservés au Metropolitan de New York, ou encore cette remarquable eau-forte et burin de Silène ivre (1628, musée du Petit Palais), qui illustrent un autre des intérêts de l’artiste.
Jusepe de Ribera, Le Pied-bot, 1642. Huile sur toile, 164 × 94 cm. Musée du Louvre, Paris. © Grand Palais RMN (musée du Louvre) / Photo Michel Urtado.
La représentation des laissés pour compte
Ribera ne se contente pas de représenter les saints et les puissants. Il réserve, tout au long de sa carrière, une place constante à la représentation de l'univers des pauvres gens qui peuplent les rues de Rome ou de Naples. Son Mendiant (v. 1612-1614, 110 x 74 cm, Galerie Borghèse), portraituré dans un format similaire à celui des saints ou de la série des Allégories qu’il réalise, dépourvu de pathos, est plein d'humanité. Son portrait de Maddalena Ventura et son mari (dite « la Femme à barbe », 1631, musée du Prado) qui présente une femme abondamment barbue donnant le sein à un nourrisson, est exempte de toute moquerie. C’est en majesté, et à taille réelle, « d’après le modèle vivant » comme le mentionne le peintre, que l’artiste représente, à la demande du duc d’Alcala, ce prodige de la nature. C’est dans le même esprit que le Pied-bot (1642, musée du Louvre) met en scène un jeune infirme souriant, pieds nus, campé un bâton sur l’épaule dans l’attitude noble d’un soldat portant sa lance. Loin de tout voyeurisme, l’attention que Ribera porte aux gens « du commun » rejoint l’humanité des visages de ses représentations religieuses.
Bien d’autres thèmes pourraient être évoqués à partir de cette rétrospective. Des projections permettent de confronter les œuvres de Ribera et celle du Caravage. Elles nous introduisent dans les sources d'inspiration du peintre, nous font pénétrer dans la manière dont Ribera décline certains motifs, les reprend, les retravaille dans une incessante quête de perfection. L’amateur de peinture appréciera particulièrement la construction des tableaux, le jeu des horizontales et des obliques, la manière dont l’éclairage découpe l’espace, la vérité qui se dégage des expressions des personnages. Si la violence est là, on est très loin du caractère furieux mais en même temps très « rond » et plein des personnages de Caravage. La compassion domine et elle saisit le spectateur.
Jusepe de Ribera, Silène ivre, 1626. Huile sur toile, 185 × 229 cm. Museo e Real Bosco di Capodimonte, Naples. Su concessione del MiC – Museo e Real Bosco di Capodimonte / Photo L. Romano
Ribera – Ténèbres et lumière
S Commissariat Annick Lemoine, conservatrice générale, directrice du Petit Palais, Maïté Metz, conservatrice des peintures anciennes du Petit Palais S L’exposition a été rendue possible grâce au groupe BPCE
Du 5 novembre 2024 au 23 février 2025, mar.-dim. 10h-18h, nocturnes ven. & sam. jusqu’à 20h
Petit Palais, musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris – avenue Winston Churchill, Paris
Petitpalais.paris.fr Tél. 01 53 43 40 00