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Arts-chipels.fr

Portrait de l’artiste après sa mort. Dans le prisme déformant des lectures possibles.

Phot. © Victor Tonelli

Phot. © Victor Tonelli

Davide Carnevali offre avec ce texte un parcours labyrinthique entre réalités fictionnelles et fictions de la réalité. Un régal théâtral en même temps qu’une évocation historique qui croise l’histoire de la dictature argentine et celle des fascismes européens.

À l’entrée dans la salle, le spectateur assiste à la mise en place du décor. Au-dessus de la scène, une projection de carte extraite de Google Maps nous renvoie à Palermo, un quartier de Buenos Aires, comme pour introduire, déjà, le lien entre l’Argentine et l’Italie qui apparaîtra plus tard. Des caisses portant la marque du Piccolo Teatro de Milan sont réarrangées, les éléments de mobilier installés, l’acteur et les « accessoiristes » – ils interviendront ensuite dans le spectacle – dialoguent entre eux. Le théâtre, affirmé comme tel, se met en ordre de marche et c’est à nous, public, que s’adresse Marcial Di Fonzo Bo lorsque le spectacle commence.

Phot. © Victor Tonelli

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Entre l’histoire, le « je » et le théâtre

Marcial Di Fonzo Bo dit « je ». Il se présente comme Argentin devenu Français dès l’enfance, évoque ses origines italiennes – l’Argentine est un pays d’immigration dont l’Histoire a retenu quelques épisodes peu glorieux – et évoque des événements qui le concernent, lui, en même temps que les autres. La fiction vient aussitôt se mêler à l’affaire à travers un courrier de la Commission des Droits de l’homme du ministère de la Justice argentin, faisant mention d’un appartement dont il serait l’héritier mais que réclamerait une autre famille, occupante précédente du lieu. Outre le fait qu’il y a une faute d’orthographe à son prénom, ce qui le fait douter d’être le véritable destinataire de la lettre, il n’a jamais entendu parler du Di Fonzo qui occupait les lieux. La trame parfaite d’une investigation façon roman policier dans lequel l’auteur du Piccolo Teatro avec lequel il travaille, David Carnevali, voit la matière idéale d’une pièce à écrire. C’est ainsi que tous deux s'embarquent pour l’Argentine.

Phot. © Victor Tonelli

Phot. © Victor Tonelli

Entre petite et grande histoire

L’enquête sur les occupants de l’appartement les mène droit à l’histoire de l’Argentine des années 1970. Entre 1976 et 1983, la dictature argentine du général Videla mène, à travers ce qu’on appelle alors le « Processus de réorganisation nationale », une « guerre sale » à l’intérieur du pays pour faire taire toutes les oppositions. Des personnes, les desaparecidos (les disparus) s’évanouissent dans la nature. Elles n’apparaissent pas sur les registres des arrestations, pas plus que dans ceux des lieux de détention – on estime aujourd’hui à 60 000 le nombre de personnes disparues. Dans le spectacle, l’un d’eux, un nommé Misiti, occupait l’appartement avant qu’il ne soit attribué à Di Fonzo. Il était musicien et, dans ses affaires, Marcial Di Fonzo Bo retrouvera la trace d’un autre musicien, Schmidt lui aussi curieusement mal orthographié en Schmit, un juif dont les œuvres disparurent des programmes musicaux à Paris en 1941. Les histoires individuelles issues de ces trois temporalités éclatées dans l’espace s’imbriquent entre elles telles des poupées gigognes dans la grande Histoire.

Phot. © Victor Tonelli

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Une adresse directe au public du lieu de représentation

Le Portrait de l’artiste après sa mort n’utilise pas les mêmes « ingrédients » dramatiques selon les pays où le spectacle est représenté. Si la trame de l’enquête reste la même, les contenus diffèrent. L’auteur recherche des résonances avec le vécu des comédiens, leurs histoires propres, mais aussi avec le pays dans lequel est jouée la pièce. En Italie, elle rappellera que pendant le fascisme, l’une des salles du Piccolo Teatro devint l’une des salles de torture du régime ; en Catalogne, elle s’attachera à la guerre civile espagnole de 1936 et aux déchirures qu’elle occasionne dans les familles – des deux grands-pères de la pièce, l’un deviendra républicain et l’autre nationaliste et fasciste. Ce qui demeure constant, c’est ce lien entre l’historique et l’intime et une recherche de la vérité à travers une série de projections qui engagent autant ceux – l’auteur et le comédien – qui les racontent que celui qui les regarde.

Phot. © Victor Tonelli

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Entre théâtre et réel, réel et théâtre

Davide Carnevali ne se contente pas de parcourir les échelles du temps et de l’espace. À travers sa confusion volontaire du « je » avec la fiction et le « jeu », il fait entrer des niveaux supplémentaires de lectures en introduisant un questionnement sur le réel et le théâtral, qui rejaillit par ricochet sur la lecture de l’histoire. Car ce n’est pas seulement un Di Fonzo au passé trouble, pour autant qu’il ait existé, qui se relie aux années 1970. Ceux qui demandent la restitution de l’appartement – les Misiti – portent, coïncidence aussi volontaire que questionnante, le nom du musicien qui compose la musique de la pièce, alimentant davantage encore le jeu des faux-semblants et de la réalité. De la même manière, mélanger la « réalité » de l’expropriation demandée, qui doit être jugée, avec le projet de tirer du voyage du comédien – le protagoniste – et de l’auteur une pièce ancre le thème dans un entre-deux fluctuant entre théâtre et réalité.

L’usage des objets est de même nature. Le piano du musicien, qui est apporté sur scène pour compléter le décor de l’appartement, joue seul et sans interprète tandis que des objets réels, des années quarante et soixante-dix, sont présents sur scène, un degré d'authenticité que les spectateurs sont invités à constater en envahissant le plateau. Mais cette réalité atteste-t-elle pour autant de la véracité de l’histoire ? Ce que ces indices imposent à l’esprit, à travers ce jeu des apparences multiples, c’est que dire est déjà interpréter, mais aussi manipuler la réalité pour lui donner la forme qu’on souhaite imposer aux yeux du monde et que montrer n’est mettre en évidence que ce que l’on a choisi de révéler.

Phot. © Victor Tonelli

Phot. © Victor Tonelli

Une vision engagée en même temps qu’une réflexion sur le théâtre

Le spectateur, lui, fait son miel de cette circulation incessante servie par un Marcial Di Fonzo Bo aussi complice avec le public que malicieux. La narration passe de la vision « documentaire » prétendument annoncée au début de l’histoire – avec cartes à l’appui et tableau noir où l’acteur-protagoniste reporte les « indices » – aux incises permanentes sur les approximations, volontaires ou pas, de l’administration argentine, sur les circonstances et péripéties du voyage de Marcial Di Fonzo Bo – un compagnon qui disparaît puis réapparaît, l’exploration de l’appartement trop bien rangé, le rôle du policier qui l’escorte, le juge qui prétend, d'une certaine manière, effacer cette page gênante de l’histoire – mais aussi sur l’évocation des formes de torture mises au point par les militaires français en Indochine et en Algérie. Elle pose la question du contenu, de la fonction et de l’utilisation de la mémoire. Elle traverse les strates d’un récit où faire la part entre la réalité et la fiction devient une entreprise ardue.

L’usage de la vidéo, par le procédé cinématographique qui met en gros plan tel ou tel élément, ajoute une couche à cet embrouillamini assumé où jamais cependant l’on ne se perd. Parce que son propos est une mise en garde contre les prétendues objectivités portées par les moyens de communication. Portrait de l’artiste après sa mort est un appel à la vigilance dans un monde où information et fake news sont placées sur le même niveau et où même l’information est sujette à caution. Une invitation à confronter, à questionner ce qu’on considère généralement comme acquis. L’équivoque – dans le sens d’interprétations multiples, au contraire d’univoque – que cultive la pièce, c’est l’essence du théâtre, qui transforme le monde en fictions qui parlent de la réalité et offre lui-même une nouvelle réalité, l’espace d’une représentation. Si l'on ajoute que le plaisir est au rendez-vous, on aura conjugué divertissement avec réflexion.

Phot. © Victor Tonelli

Phot. © Victor Tonelli

Portrait de l'artiste après sa mort (France 41 - Argentine 78). Traduction de l’italien Caroline Michel (éd. Les Solitaires intempestifs)
S Texte et mise en scène Davide Carnevali S Avec Marcial Di Fonzo Bo S Scénographie Charlotte Pistorius S Lumières Luigi Biondi S Musique originale Gianluca Misiti S Assistante à la mise en scène Manuela Beltrán Marulanda S Régie générale et plateau Vincent Bedouet S Régie son et vidéo Loïc Le Bris S Réalisation du décor Piccolo Teatro di Milano S Production et diffusion Jacques Peigné et Dorothée de Lauzanne S Production Le Quai – Centre dramatique national Angers Pays de la Loire S Production version italienne Piccolo Teatro di Milano – Teatro d’Europa, créé en mars 2023 S Coproduction Comédie de Caen – Centre dramatique national de Normandie, Comédie – Centre dramatique national de Reims, Théâtre de Liège et Piccolo Teatro di Milano – Teatro d’Europa S Création le 13 décembre 2023 à La Comédie de Caen – Centre Dramatique National de Normandie S Texte traduit avec le soutien de la Maison Antoine Vitez – Centre international de la traduction théâtrale S Durée 1h30

Du 15 au 27 novembre 2024. 15 au 22. à 20h, 25 au 27 à 20h30, 16 & 23 à 18h sf dim. & 21/11
Théâtre de la Bastille – 76, rue de la Roquette, 75011 Paris
www.theatre-bastille.com

TOURNÉE
Du 7 au 9 novembre 2024 Le Quai Centre dramatique national Angers Pays de la Loire
15 et 16 janvier 2025 Théâtre des Îlets - Centre dramatique national de Montluçon
Du 20 au 22 février 2025 Théâtre de Liège
Du 26 avril au 16 mai 2025 Le Quai Centre dramatique national Angers Pays de la Loire

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