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Arts-chipels.fr

Ouvrir les cahiers de doléances/ Donner la parole aux sans voix

Ouvrir les cahiers de doléances/ Donner la parole aux sans voix

Grande affluence le 16 novembre 2024, au théâtre des Amandiers, pour Ouvrir les cahiers de doléances avec cinq auteurs qui, à la demande du directeur Christophe Rauck se sont penchés sur ceux écrits par les habitants de Nanterre. Leurs pièces lèvent le voile sur des revendications populaires encore jamais rendues publiques et nous replongent dans le mouvement mal éteint des « Gilets jaunes ».

La lecture de ces pièces s’est accompagnée de débats avec des historiens et journalistes et d’un film documentaire : Les Doléances, d’Hélène Desplanques.

Des kilomètres d’archives

Des dizaines de milliers de pages, couvertes de mots manuscrits, de slogans, de déclarations, signées ou anonymes : près de 20 000 cahiers, enfouis dans les archives départementales ou nationales. Le plus grand sondage de l’histoire avec plus de 600 000 contributeurs. Noham Selcer, dans 2937W60, raconte sa visite aux archives par un froid après-midi d’hiver : « Le bâtiment des archives des Hauts-de-Seine a été inauguré le 2 avril 1979. Il s’agit d’une construction d’un étage accolée à une construction de sept étages, les deux reliés par une sorte de passerelle. Le public, c’est-à-dire moi quand je m’y suis rendu n’a accès qu’au bâtiment d’un étage où se trouve la salle de consultation. [...] J’ai demandé aux archivistes de m’apporter le document 2937W60 : Cahier du grand débat national de la commune de Nanterre 2019 et me suis assis sur une chaise bleue. [...] De l’autre côté de la passerelle, vingt-quatre kilomètres d’archives rangées dans des classeurs de tailles variables. Plusieurs personnes travaillent chaque jour à cet ordonnancement et cette conservation. [...] Elles refusent de vous donner l’accès à certains documents si vous n’avez pas votre dérogation. » Et pour les cahiers de doléances, il en fallait une. Noham Selcer nous dévoile ce qu’il a exhumé – du meilleur comme du pire – avec une précision d’archiviste, un brin d’humour, beaucoup de surprises et d’émotions : « On s’attend à certaines choses. On désire lire certaines choses. On espère lire certaines choses [...] Pas vrai ? »

De gauche à droite : Constance de Saint-Rémy, Christophe Pellet, Claudine Galea, Noham Selcer, Penda Diouf. Phot. © Géraldine Aresteanu

De gauche à droite : Constance de Saint-Rémy, Christophe Pellet, Claudine Galea, Noham Selcer, Penda Diouf. Phot. © Géraldine Aresteanu

Les cahiers prennent la parole

Dans Et toi, tu y étais sur les ronds-points ?, Penda Diouf fait parler un de ces papiers: « Les archives, c’est un peu le mouroir, la voie de garage. Jaurais imaginé une fin plus festive, plus animée comme lambiance sur les ronds-points. Mais cest dans le silence épais quon nous a installés [...] Peu connaissent notre existence, au milieu de ces étagères de documents. [...] On nous regarde avec déférence. Une lettre au Père Noël sans étoile qui brille dans les yeux/ Sans l’espoir d’être un jour exaucé ». Une colère sourde s’exprime dans la phrase titre, qui revient comme un leitmotiv sous la plume incisive de l’autrice, des mots d’après tempête : « Je demande /Je propose/ Mais quest-ce que je reçois ? » Et, dans le dernier chapitre, sentend « La révolte » : « Ma rage est combustible/ Il suffirait dune allumette, dun briquet/ Pour tout recommencer/ Et toi, tu y étais sur les ronds-points ? »

Penda Diouf et Claudine Galea. Phot. © Géraldine Aresteanu

Penda Diouf et Claudine Galea. Phot. © Géraldine Aresteanu

Après la bataille

Comme en réponse à Penda Diouf, Christophe Pellet met en scène, dans La Fin d’un Gilet jaune, les retrouvailles d’un groupe de personnes liées par cette lutte passée. Sont-ils prêts à repartir sur les ronds-points ? Laurent, ouvrier, 59 ans ne voit pas le bout du tunnel : « Il y a quelque chose de bloqué. Je ne sais pas si j’aurais envie d’y revenir. » Son fils, 22 ans, sans espoir d’un avenir meilleur, s’est tourné vers l’extrême-droite. Fabien, 30 ans, lui, se dit toujours d’attaque : « C’est là, en moi. Toutes ces images, elles bouillonnent à l’intérieur de moi. Ce que nous avons vécu est plus important que ce que je croyais. » Quant à Sarah, professeure à la retraite, elle milite aux Soulèvements de la Terre. Cette pièce en demi-teinte donne un nom et une épaisseur existentielle à celles et ceux qui se sont engagés ensemble malgré leurs différences. 

Démocratie directe

Constance de Saint-Rémy n’y va pas par quatre chemins : Le Jeu démocratique met face à face un député et une auxiliaire de vie en fin de carrière. Se considérant comme une citoyenne trahie, elle a séquestré le jeune élu dans sa cuisine, pour qu’il l’écoute et l’entende enfin : « Pourquoi suis-je à découvert le 15 du mois sans un excès, un écart, un plaisir ? J'ai passé ma vie à me casser le dos et à m'occuper des autres. Pourquoi se tuer au travail quand ce travail ne rapporte ni rentabilité, ni sécurité, ni dignité ? Pourquoi je vote ? » Comment renouer le dialogue entre « représentants » et « représentés », se demande l’autrice dans ce coup de gueule salutaire, écrit au nom de tous ceux dont elle a lu les doléances et qui n’ont pas été entendus. À travers cette femme, c’est la colère et le dépit d’un peuple qui s'exprime en direct.

Débat. Phot. © Géraldine Aresteanu

Débat. Phot. © Géraldine Aresteanu

Dialogue de sourds ?

VIOLENCES (La vie est à nous) de Claudine Galea, inspiratrice de cette commande aux auteurs, est un tête-à-tête poignant entre deux femmes. L’une (le peuple en colère) a rédigé ses doléances, l’autre (l’écrivaine) est chargée de les rapporter. « Qu'est-ce que vous pouvez en faire ?/ j'ai fait quoi de mes mots ?/ ils ont fait quoi de mes mots ? », dit la première. « Qu'est-ce qui NOUS reste ? Nos cris nos poings nos ongles nos dents notre fureur ? Vous voudriez gommer la violence ? Vous avez une grande gomme ? Une gomme vaste comme la colère comme l'injustice comme le mépris comme l'insulte comme la boue comme la haine comme le reniement ? » « Quand je vous lis, je suis émue et en colère », lui réplique la femme de lettres. « Nous ne sommes pas du même côté, je n'ai pas fréquenté les ronds-points [...] QUI JE SUIS pour parler de vous sans être à votre place pourquoi j'ai envie de parler de vous ? Nous vous regardons vous nous regardez vous ne nous regardez plus ça ne sert à rien nos regards sur vous vos regards sur nous vous n'avez plus confiance en nous et moi je n'ai plus confiance dans ma confiance. »

De part et d’autre des barrières sociales, comment partager ? Telle est la question que doivent se poser le théâtre et ses artistes.

Doléances. Phot. © DR

Doléances. Phot. © DR

Rendez les doléances !

Pour Rémy Goubert, président de l’association Rendez les doléances !, la confiscation de l’expression populaire est « un gâchis terrible » : « Beaucoup de gens disent “je propose, je demande“ et, d’une doléance à l’autre, se construit un espace commun de dialogue. » Étudiant en droit, il milite pour que ces écrits soient rendus publics. Même combat pour Fabrice Dalongeville, fil rouge du documentaire d’Hélène Desplanques, Doléances. Lassé d’attendre une publication qui ne vient pas, le maire du village d’Auger-Saint-Vincent, dans l’Oise, prend la route avec la réalisatrice. Cela les mènera en Creuse, en Meuse, en Gironde, et même jusqu’à l’Assemblée nationale... Une enquête en forme de road movie où l’on rencontre auteurs de doléances et collectifs de citoyens qui se battent pour que ces textes soient enfin reconnus. Seront-ils finalement entendus ?

Romain Benoit-Levy, historien et membre d’un collectif de recherche sur les cahiers de doléances de la Somme pointe « la distance considérable des gens avec les élus. Ils parlent de l’État en connaissance de cause, avec des données précises. C’est un matériau politique d’une richesse époustouflante. Il y a dans ces cahiers, comme en 1789, l’imaginaire d’une révolution à venir ». Si l’on recoupe toutes les propositions qui sont faites, ajoute-t-il, il y aurait de quoi élaborer un programme consensuel : « Rétablissement de l’ISF. Augmentation réelle du SMIC et des bas salaires. Plus de justice sociale. Indexation des retraites sur le coût de la vie. Référendum d’initiative citoyenne. Pas de mépris, du respect pour le peuple. » Il souligne que les questions migratoires arrivent largement derrière les autres.

On apprend, au cours de cette soirée, que Michel Barnier annonce, dans Le Parisien du 26 octobre, son intérêt pour ces cahiers, afin d’élaborer un « plan d'action ». En attendant, Penda Diouf, Claudine Galea, Christophe Pellet, Constance de Saint-Rémy, et Noham Selcer ont pris les devants et répondu aux doléances, chacun à sa manière, en injectant de l’humain à ces mots lancés comme bouteilles à la mer et restés en souffrance. À suivre !

Affiche du film Les Doléances d'Hélène Desplanques

Affiche du film Les Doléances d'Hélène Desplanques

Créations inspirées par les Cahiers de doléances et présentées aux Amandiers de Nanterre le 16 novembre 2024
2937W60 Noham Selcer
Et toi, tu y étais sur les ronds-points ? – Penda Diouf
La Fin d’un Gilet jaune Christophe Pellet
Le Jeu démocratique – Constance de Saint-Rémy
VIOLENCES (La vie est à nous) – Claudine Galea
Film
Les Doléances – Hélène Desplanques

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