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Arts-chipels.fr

On ne jouait pas à la pétanque dans le ghetto de Varsovie. Dans les prolongements et les répercussions de la Shoah, l’art divertissant de tirer et de pointer juste.

Phot.© Patrick Zachmann

Phot.© Patrick Zachmann

C’est avec un humour tout en finesse qu’Éric Feldman contemple et analyse les répercussions qu’ont eues la Shoah sur les générations de survivants, sur leurs enfants et plus largement sur tous.

Un homme est assis sur un fauteuil de bois avec, à ses côtés, une petite table sur laquelle sont posés des livres, un lecteur de cassette audio qui diffuse un jazz assez classique et, on en connaîtra plus tard la teneur, des carnets de notes. Un homme doux, d’allure sympathique, qui ne bougera pas de son siège ou presque pour nous raconter sans artifice de mise en scène une histoire en miettes à recomposer et à picorer. Il sourit, l’air un peu mélancolique, peut-être gêné, avant d’avouer : « La détente, c’est pas évident. » Nous voici plongés dans une des caractéristiques du spectacle : comment aborder les choses sans avoir l’air d’y toucher mais en les évoquant quand même, au détour d’un aparté, dans la foulée d’une évocation quotidienne, personnelle, en conciliant grande et petite histoire, en parlant en même temps de sujets qui nous touchent tous.

Phot.© Patrick Zachmann

Phot.© Patrick Zachmann

Un conteur humoriste et magicien des mots imprégné par la psychanalyse

Il n’est plus sur le divan, celui qui parle. Il n’empêche qu’il en reste profondément imprégné, s’attardant sur les lapsus et les glissements de mots, faisant surgir à partir d’une expression – « du tac au tac » – l’univers de ses grands-parents en jouant sur leurs expressions propres. Du tic au tac et nous voilà partis dans le tic-tac du temps passé, en faisant un détour par les dix commandements – dont le sixième, « Tu ne tueras point » – avec tout son cortège d’incidences. Il décortique la composition des mots allemands qu’il emploie, cite Saint-John Perse en s’étonnant de ce drôle de nom, parle cuisine et végétarisme pour faire dire aux mangeurs de viande que « nous sommes tous des assassins », saute du coq à l’âne par associations d’idées, hésite, se reprend dans un désordre savamment organisé, un labyrinthe où nous nous laissons conduire en savourant chaque incise, chaque échappée belle qui nous ramène, néanmoins, sans y toucher, à un sujet qui croise le moi et les autres.

Phot.© Patrick Zachmann

Phot.© Patrick Zachmann

Entre Hitler et Freud, un apprentissage de la désespérance et de ses remèdes

Hitler, c’est celui qui n’a pas tenu compte du sixième commandement, « l’assassin majuscule ». Et l’histoire de l’auteur-comédien est celle d’un petit-enfant de survivants, de rescapés sans camp dans ce monde où on n’a droit qu’à un seul tour de manège, avec sur les épaules la pesanteur jamais exprimée de cette histoire dont on ne parle pas mais qui ne cesse de vous hanter. Il porte le rêve que ses parents avaient formé d’une France de Zola et Dreyfus quand ils n’ont récolté que Laval et Pétain. Il traîne sa défroque de miraculé de la vie qui cherche sous ses couches de déprime où est le miracle pour ces enfants perdus, « malades des camps » selon le psychiatre Gérard Haddad, qui se sont reconstruits de bric et de broc. Alors il cite Thomas Mann qui oppose au génie du Mal « le philosophe qui démasqua la névrose, le grand désillusionneur, celui qui sait à quoi s’en tenir et en sait long sur le génie » : Freud.

Phot.© Patrick Zachmann

Phot.© Patrick Zachmann

La mémoire de la Shoah chez les survivants et après

Il ne racontera pas les camps mais questionnera l’attachement du Grand Exterminateur que fut Hitler à sa mère, à qui il écrivait des poèmes – un gentil garçon et un homme comme les autres, comme nous. Il ironisera doucement sur le rapprochement « sympa » que constitue le nom de l’association « Amicale des anciens d’Auschwitz ». Il osera de faux syllogismes à l’humour assez noir, du genre : les nazis ont bouffé de la chair vivante jusqu’à plus faim ; il y a des hommes qui mangent de la chair d’êtres vivants ; donc tous ceux qui mangent une chair vivante sont des nazis. Il s’amusera en passant de son besoin maladif, névrose obsessionnelle, de ranger en permanence pour se rassurer, conjurer le puits sans fond du vide, et comparera le traumatisme psychique né de la Shoah à une bombe nucléaire. Il évoquera l’absence d’enfants de ces familles hantées par la mémoire mais aussi et par-dessus tout l’irrémédiable disparition d’une culture et d’une langue, le yiddish – la grande victoire d’Hitler soulignée par Isaac Bashevis Singer.

Avec ce spectacle aussi immobile que multiforme, sans cesse en quête d'un ailleurs ou d'un à-côté, on a à peine le temps de retrouver un lieu, un temps, un membre de la famille que déjà on s'est déplacé, qu’on navigue entre yoga et Club Med, entre poésie et histoires de chat. Un voyage délicieux et léger pour parler de choses émouvantes et graves dans lequel finesse et humour juif sont au rendez-vous.

Phot.© Patrick Zachmann

Phot.© Patrick Zachmann

On ne jouait pas à la pétanque dans le ghetto de Varsovie STexte et interprétation Éric Feldman SMise en scène et collaboration à la dramaturgie Olivier Veillon SSoutien amical à la dramaturgie et à la mise en scène Joël Pommerat SCréation lumière et espace scénique Sallahdyn Khatir SCréation sonore et régie générale Louise Prieur S Production et diffusion Le BEC - Bureau des écritures contemporaines (Claire Nollez et Romain Courault)S Administration Antoine LenobleS Production Miam MiamS Coproduction Théâtre national de Strasbourg et Théâtre du Rond-Point Soutiens La Fondation pour la Mémoire de la Shoah, Théâtre Ouvert – Centre national des dramaturgies contemporaines, CENTQUATRE-PARIS, Théâtre du Petit Saint-Martin, Ville de Dijon , Région Bourgogne- Franche-Comté, DRAC Bourgogne-Franche-Comté, Fonds SACD Théâtre, Maison Jacques Copeau, Château de Monthelon – Atelier de fabrique artistiqueS Remerciement à Anne de AmézagaSCréation en novembre 2024 au TNS (Strasbourg)SDurée 1h20

Du 27 novembre au 22 décembre 2024 , mar.-ven., 20h – sam., 19h – dim., 16h (sf 8/12)
Théâtre du Rond-Point – 2 bis, avenue Franklin-Roosevelt – 75008 Paris

www.theatredurondpoint .fr

TOURNÉE
31 janvier 2025 Théâtre des Bains Douches, le Havre (76)
4 février 2025 Théâtre de la Madeleine, Troyes (10)

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