5 Novembre 2024
Cette traversée des espérances et déboires de Lucien Chardon, devenu de Rubempré, jeune poète provincial monté à Paris pour acquérir gloire et fortune, trouve dans le triptyque du Nouveau Théâtre Populaire, une transposition aussi diversifiée et imaginative que séduisante.
Imaginer son œuvre – plus de 90 ouvrages où voisinent romans, contes et essais et où se côtoient réalisme, romantisme, fantastique et philosophie – comme une totalité cohérente où chacune des pièces correspond avec les autres est l’ambition colossale qui anime Balzac durant plus de vingt ans, de 1829 à 1850. Son propos ? Dresser un portrait de la Comédie humaine, une « histoire naturelle de la société », en épinglant, comme un entomologiste, chaque type social sur un tableau qui aurait nom Humanité. Loin de recourir à un Moyen Âge commode ou à un temps jadis qui permet toutes les audaces, c’est du monde qui l’entoure, au moment où il écrit, dont il veut parler. Ses personnages – près de deux mille cinq cents – seront le reflet de la société de son époque, dans une période de grands bouleversements, tant politiques que sociétaux : une Restauration (Louis XVIII), l’instauration d’une monarchie constitutionnelle, le retour à l’absolutisme (Charles X), le retour à une monarchie constitutionnelle sous Louis-Philippe à la suite des insurrections de juillet 1830, les tentatives de coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte, l’agitation populaire, l’abdication du roi et l’instauration de la IIe République en février 1848.
Une instabilité politique qui est le signe de changements majeurs dans la société. Car les idéaux révolutionnaires continuent de vivre dans les consciences, que le roi n’est plus de droit divin et que s’amorce une industrialisation de la société qui voit surgir de nouvelles fortunes, dans l’industrie et la banque, alors que la paupérisation frappe les ouvriers des fabriques, que se développe une bourgeoisie de plus en plus riche et avide de pouvoir et que subsistent les vestiges d’une société monarchique qui cherche à garder les rênes et n’hésite pas à réprimer dans le sang les oppositions.
Un véritable bouillon de culture dans lequel Balzac a de quoi faire son miel alors qu’est créée, en 1812, la première rotative de presse en Angleterre. Son apparition, en même temps que celle de la composeuse typographique, va entraîner une véritable révolution dans le domaine de l’imprimé et de la communication, la presse devenant un vecteur incontournable de l’opinion, avec ses dérives que l’auteur ne manquera pas de souligner. Les titres se multiplient, les tirages s’accroissent alors qu’en 1844, l’invention de la pâte à bois, moins coûteuse que le chiffon, fait faire un nouveau bond en avant au mode de diffusion du livre et du « journal », dont Balzac lui-même sera partie prenante au début des années 1830.
Les Illusions perdues et Splendeurs et misères des courtisanes : un contenu partiellement autobiographique
Dans l’énorme constellation que forme la Comédie humaine, le collectif du Nouveau Théâtre Populaire choisit les deux ensembles où le personnage de Lucien Chardon (de Rubempré) occupe une place centrale : les Illusions perdues et Splendeurs et misères des courtisanes. Peut-être parce que l’itinéraire de cet enfant du siècle campé par Balzac, à travers ses espoirs et ses errances, a beaucoup à nous raconter aujourd’hui. Peut-être parce qu’à travers l’itinéraire de Lucien et de ses proches on retrouve un Balzac plus personnel, qui se rebaptise, entre autres, « de » Balzac, dont la biographie transpire dans les ambitions artistiques de son personnage, avec ses tentatives infructueuses – le journalisme –, ses perspectives vite avortées d’animateur de revue et de libraire-éditeur, ses positions politiques fluctuantes parfois étranges, sa manière de vivre en permanence au-dessus de ses moyens et son perpétuel manque d’argent.
Sans doute aussi parce que l’évocation de la vie de Lucien pose, de manière centrale, la question de la reconnaissance de son art, qui court sous la création de la Comédie humaine. Derrière Balzac, il y a un écrivain de génie qui révolutionne le roman et porte la littérature romanesque à un niveau jamais atteint auparavant. Autant que la vision de la machine à broyer de la société, destructrice, impitoyable qui apparaît dans la peinture sociale qu’il brosse, ce qui se dégage, c’est la manière dont elle s’attaque à la création à travers l’histoire d’un homme qui renonce à son ambition de créateur, abdique ses valeurs au profit d’une gloire illusoire. Un magnifique terrain de jeu pour inventer des formes et transposer un thème dont les prolongements débordent de l’époque où il fut créé.
La démarche du Nouveau Théâtre Populaire
C’est par une profession de foi que commence le spectacle, celle d’un collectif qui revendique une manière de faire et de vivre le théâtre autrement. Pour retrouver l’essence du théâtre populaire qui inspira les pionniers – Jacques Copeau, Charles Dullin, Maurice Pottecher à Bussang, Jean Vilar avec le TNP – dans un rapport au public fait de proximité et de convivialité, avec des spectacles en plein air et dans une économie qui les rendent accessibles à tous. Quinze ans et une soixantaine de créations plus tard, le Nouveau Théâtre Populaire, toujours implanté à Fontaine-Guérin dans le Maine-et-Loire, continue d’afficher une même conception alternative du théâtre, non seulement dans sa forme économique mais aussi dans sa vision esthétique. Il affirme haut et fort la primauté du collectif dans toutes les décisions, programmation comprise, et le fait que la mise en scène ne soit pas réservée aux seuls metteurs en scène mais reste ouverte à tous les membres du collectif – costumière, régisseur, administratrice, acteur ou actrice. Une manière de vivre le théâtre autrement dans une organisation qui n’empêche pas chaque membre du collectif de mener sa propre barque en dehors du groupe.
Notre comédie humaine. Trois formes pour trois périodes
Le titre du cycle est révélateur de la démarche du collectif. Il affirme une volonté d’interprétation de l’œuvre et, conformément à la charte du groupe qui implique de présenter chaque fois plusieurs pièces, celles-ci seront au nombre de trois, prises en charge par Émilien Diard-Detœuf, Léo Cohen-Paperman et Lazare Herson-Macarel. Le découpage explorera les trois « parties » marquantes de la vie et de la carrière de Lucien Chardon : celle des grandes espérances d’un jeune Angoumois de dix-neuf ans, poète de province pauvre et sans particule hormis celle de sa mère – de Rubempré – perdue par son mariage plébéien, qui rêve de gloire et que sa liaison avec une dame de la « haute » conduira à Paris ; celle des désillusions qui le conduiront à découvrir la jungle d’un monde où la naissance précède le mérite, où l’on peut brûler demain ce qu’on a adoré hier, où la compromission et le reniement de soi sont la règle ; enfin le monde noir et nu où on a laissé l’espoir derrière la porte, où les valeurs morales ont sombré, où l’appétit de pouvoir est tout.
Trois objets théâtraux qui peuvent vivre seuls, se voir pour eux-mêmes, chacun dans son registre – l’opérette pour le premier, le théâtre et la comédie sociale grinçante pour le deuxième, la tragédie chorégraphiée qui emprunte aux codes de l’opéra pour le troisième. Ces trois épisodes épousent le mouvement qui symbolise la trajectoire du « héros » : le paradis renvoie à la pureté des élans et des espoirs du jeune homme, avant que le spectacle ne commence ; le purgatoire fait référence à son expérience de la vie, en bascule entre l’idéal et la compromission ; l’enfer signe la déchéance de Lucien dans sa course au pouvoir.
Pour ceux qui choisiraient de les voir enchaînés, un quatrième objet théâtral est proposé : des intermèdes oniriques nous plongent dans les nuits sans sommeil d’un Balzac accro au café, discutant politique avec George Sand, dialoguant avec ses personnages imaginaires et ses contemporains, confronté à des chansons, des poèmes, des textes contemporains.
Les Belles illusions de la jeunesse
C’est sur des airs alertes – chacun des personnages a le sien –, en musique et en chansons, que s’ouvre la carrière de Lucien de Rubempré, dans un décor fait de rideaux et de paravents. Lucien Chardon, encore épris de romantisme – les orientalismes de Delacroix sur les paravents sont là pour le dire – ouvre ses yeux éblouis, lui qui vient du « bas » d’Angoulême, sur le théâtre bonbonnière avec son rideau rouge à glands dorés du petit monde aristocratique de la ville haute. Ce « trop beau pour être vrai » dont il rêve, qui en fait son jouet et le conduit à devenir l’amant de Madame de Bargeton, l’égérie qui règne sur tout ce petit monde provincial, prend la forme d’une opérette à la Offenbach. Chacun y chante ses attentes – poésie, amour, réussite, pouvoir – dans les solos et des duos humoristiques et malicieux qui mettent la légèreté au premier plan.
Les costumes, très colorés et disparates, disent la comédie : nœud pap’ démesuré, short sur une tunique d’arlequin, chemise à fleurs, ils illustrent la démarche de récup’ affichée par le collectif. Ici, même le qu’en-dira-t-on prend des allures farcesques avec un chœur de personnages grotesques à demi-masqués. Dans un style de commedia dell’arte, ils cancanent, toujours en chantant, à qui mieux-mieux sur le jeune poète – dont on n’entendra pas une ligne mais dont on devine que les vers seront, sinon de mirliton, du moins convenus. Le dindon de la farce c’est Lucien, qui croit encore que la chance lui sourit et que son futur s’écrira en version comédie musicale sur un air de « À nous deux, Paris ! » qu’il emprunte à Rastignac…
Des Illusions perdues
Changement d’ambiance pour les Illusions perdues. Plus de flonflons de la fête et de petit théâtre. Seul, au centre de la scène, très surélevé, un fauteuil-trône sur lequel s’installera la marquise d’Espard, l’arbitre impitoyable des élégances parisiennes qui assassine mondainement Lucien, usurpateur d’un titre nobiliaire dont il ne peut se prévaloir. Face à cette aristocratie confite, on trouve un peuple de jeunes cadres plus ou moins désargentés qui se nourrissent, au bas de la pyramide de l’échelle sociale figurée sur scène par des niveaux de praticables, dans une baraque à frites qui brille de tous ses néons. Un théâtre un peu trash hanté par Kurt Weill.
C’est la saison des femmes entretenues, d’une en particulier, qui se prend d’affection pour le pied-tendre Lucien. Bienvenue dans le monde des requins où Lucien, pour se faire une place, après avoir tâté du roman avec le même insuccès que pour ses poèmes, met son style au service de tout et de son contraire, un coup à droite et un à gauche, brûlant un jour sans état d’âme ce qu’il avait encensé la veille. Là on parle politique et croyance, là s’opposent les idéalistes, que Lucien trahira, et les « réalistes » sans foi ni loi. Grisé, Lucien deviendra l’artisan, en même temps que la victime, du système auquel il souscrit. On a quitté les rives du « soft ». Place à l’ironie cinglante et au too much comme règle de vie. Mais c’est comme avec un rail de coke. Quand il faut redescendre, le réveil fait mal. Lucien a tout perdu, il a ruiné sa sœur et son mari. Retour à Angoulême et tentation du suicide.
Splendeurs et misères
L’histoire pourrait s’arrêter là si n’entrait en scène un personnage interlope que Balzac mettra en scène sous divers pseudonymes : Vautrin, Trompe-la-Mort, M. de Saint-Estève, Carlos Herrera puis William Barker. Il trouve son origine dans le personnage de Vidocq, ex-délinquant devenu chef de la Sûreté, qui survivra à de nombreux changements de régime avant de diriger une entreprise de détectives privés. L’abbé Herrera tombe amoureux de Lucien dont il fait en même temps sa créature. Nous voici dans Faust. Lucien a vendu son âme au diable et, dans une atmosphère crépusculaire, entre chien et loup, nous touchons à la fin du voyage. Noir c’est noir. L’innocence est restée au vestiaire. Nous avons pénétré dans les cercles de l’Enfer de Dante où « La tourmente infernale, qui n’a pas de repos, / mène les ombres avec sa rage, / et les tourne et les heurte et les harcèle. » La scène s’est vidée de tout accessoire. Elle n’est plus que plateaux successifs d’où émergent des ombres errantes et torturées en proie à une agitation erratique. Le théâtre a cédé la place à une forme chorégraphiée et minimaliste qui évoque la tragédie et l’opéra. Dans ce clair-obscur de fin du monde, Lucien, guidé par Vautrin, ne s’offusquera pas de sacrifier Esther, la prostituée qui a remplacé son ancienne amoureuse, en l’échangeant contre une forte somme au baron de Nucingen qui en est tombé éperdument amoureux. Ainsi espère-t-il regagner son titre et faire un mariage sans amour dans la « bonne » société. Un voyage au bout de la nuit dans la course vers l’abjection. Une descente aux enfers qui se soldera par le suicide d’Esther puis l’emprisonnement de Lucien et son suicide.
Au jeu du decrescendo-crescendo et vice-versa
Ainsi le théâtre accompagne-t-il dans un double mouvement la force de la comédie et sa disparition et un passage au drame qui s’intensifie jusqu’à la tragédie. Dans ce jeu du trop-plein et du dépouillement progressif pour atteindre l’os ultime de la compromission, l’effondrement de Lucien, au-delà de la fable mise en scène par Balzac, devient matière à théâtre que les trois mises en scènes, dans leur decrescendo, conduisent à une amplification dramatique. Quant au spectateur, pris dans le tourbillon de cette spirale qui enfonce le personnage et marque l’écart entre la littérature et le théâtre, il prend, avec un plaisir chaque fois renouvelé, la mesure du « Notre » dans la Comédie humaine du Nouveau Théâtre Populaire…
Notre comédie humaine - Spectacle en trois épisodes avec intermèdes
S Les Belles Illusions de la jeunesse (opérette) Adaptation et mise en scène Émilien Diard-Detœuf Composition Gabriel Philippot
S Illusions perdues (comédie) Adaptation et mise en scène Léo Cohen-Paperman
S Splendeurs et misères (tragédie) Adaptation et mise en scène Lazare Herson-Macarel
S La Dernière Nuit (intermèdes) Conception et mise en scène Pauline Bolcatto
S Avec Valentin Boraud (Lucien Chardon, de Rubempré), Philippe Canales (Camusot, Vautrin, dit Carlos Herrera), Émilien Diard-Detœuf (David Séchard, Émile Blondet), Thomas Durand (Francis du Hautoy, Étienne Lousseau, Alexandre), Clovis Fouin (Andoche Finot, Frédéric de Nucingen), Joseph Fourez (Monsieur de Bargeton, Dauriat, Europe), Elsa Grzeszczak (Louise de Bargeton, Clotilde de Grandlieu), Lazare Herson-Macarel (Raoul Nathan, la Cantatrice), Frédéric Jessua (Honoré de Balzac), Kenza Laala (Amélie de Chandour, la Marquise d’Espard, Esther), Morgane Nairaud (George Sand, Eve Chardon, Stanislas de Chandour, Coralie, Lydie), Flannan Obé (Sixte du Châtelet, Duc de Grandlieu), Sacha Todorov (Pianiste, De Marsay), Charlotte Van Bervesselès (Horace Bianchon, Asie), Samy Zerrouki (Daniel d’Arthez, César) S Scénographie Jean-Baptiste Bellon S Lumières Thomas Chrétien S Costumes Zoé Lenglare, Manon Naudet S Son Camille Vitté assisté de Lucas Soudi S Maquillage, coiffure Pauline Bry-Martin S Chorégraphie Georgia Ives S Régie générale, régie plateau Marco Benigno, Thomas Mousseau-Fernandez S Collaboration artistique Julien Campani, Lola Lucas, Sacha Todorov S Direction de chant Antoine Philippot S Assistanat à la mise en scène Louise Bachimont, Janna Behel S Construction du décor Marco Benigno, Thomas Mousseau-Fernandez et Victor Veyron S Stagiaire scénographie Olympe Colas S Stagiaires costumes Giada Di Lorio, Angèle Glise, Lison Gorria S Stagiaire lumière et plateau Swann Maray S Administration/ production/ diffusion Lola Lucas S Production/logistique de tournée Marie Mouillard S Actions de transmission/communication Mathilde Chêne S Remerciements à la Ressourcerie du Théâtre de l’Aquarium pour ses nombreux dons et prêts, aux personnes qui ont hébergé des membres de l’équipe pendant les répétitions à Paris et à Angers, à Sophie Guibard et Baptiste Chabauty qui ont travaillé aux prémices de cette trilogie en 2018 S Production Nouveau Théâtre Populaire, subventionné par la région Pays-de-la-Loire et L’Entente-Vallée S Coproduction Le Quai – CDN d’Angers, La Criée – CDN de Marseille, Théâtre de Caen, le Centquatre-Paris, association des Amis du Nouveau Théâtre Populaire S Avec l’aide du ministère de la Culture, de la DRAC Pays-de-la-Loire, du département du Maine-et-Loire, de l'Adami S Coréalisation Théâtre de la Tempête S Résidence de création au Théâtre de l’Aquarium
Au Théâtre de la Tempête – route du Champ de Manœuvre, 75012 Paris
www.la-tempete.fr
Du 2 au 24 novembre 2024
Mercredi Les Belles Illusions de la jeunesse (opérette) : 1h25
jeudi Illusions perdues (comédie) : 1h50
vendredi Splendeurs et misères (tragédie) : 1h45
samedi/dimanche intégrale : 6h40 avec 2 entractes
Intermèdes La Dernière Nuit : mer.-jeu.-ven. 19 h 30, sam. & dim. 14 h 30 à chaque entracte
Tournée Notre Comédie Humaine
du 2 au 24 novembre 2024 Théâtre de la Tempête, Paris (intégrales les samedis et dimanches)
du 11 au 14 décembre 2024 Le Quai CDN Angers
du 29 janvier au 1er février 2025 Théâtre de Caen
L’autre trilogie du Nouveau Théâtre Populaire, Le Ciel, la nuit et la fête (Le Tartuffe / Dom Juan / Psyché), créée au Festival d’Avignon en 2021, sera aussi en tournée
du 15 au 18 janvier 2025 Le Trident - Scène Nationale de Cherbourg
du 22 au 25 janvier 2025 Théâtre de Caen
du 5 au 8 février 2025 La Commune – CDN d’Aubervilliers