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Arts-chipels.fr

Moins que rien. Prenant appui sur Woyzeck de Büchner, le soliloque frénétique et désespéré d’un laissé pour compte de la société.

Phot. © Vahid Amanpour

Phot. © Vahid Amanpour

La mise en scène de Karelle Prugnaud mène au bout de sa violence latente, et même au-delà, le contenu de la pièce de Büchner, avec un Bertrand de Roffignac convulsif et poussé à l’extrême.

Au centre de la scène, une cage de verre offre au public sa réalité insolite tandis que le côté jardin est occupé par un immense écran sur lequel apparaîtront les expérimentions menées sur le soldat et cobaye Woyzeck. Des militaires en costume contemporain occupent la scène avant de disparaître pour ne devenir que mannequins, marionnettes, figurants autour du drame qui se joue pour Woyzeck. 

Une pièce culte inachevée

À sa mort en 1837, Georg Büchner laisse inachevée une pièce de théâtre inspirée du cas Woyzeck. La pièce s'inspire d'un fait divers survenu en 1821. Un ancien soldat, devenu fabricant de perruques et coiffeur sans emploi, Johann Christian Woyzeck, tue sa maîtresse, veuve d’un chirurgien. Provisoirement titrés « Woyzeck », les fragments, demeurés dans le désordre et dont la fin est encore inexistante, sont publiés par le frère de l’auteur. Leur réorganisation sera faite dans l’ordre qui semble le plus logique. Un champ de possibles dans lequel chaque metteur en scène cueillera les éléments de composition de son propre « bouquet » mais dont les éléments épars sont si magnifiquement poétiques et détonants qu’ils ont traversé les siècles et engendré une fascination qui ne se dément pas.

De grandes lignes demeurent cependant constantes. On y retrouve l’histoire d’un jeune soldat subalterne un peu simple qui sert de cobaye à un médecin. Les mauvais traitements qu’il subit le font peu à peu glisser dans la folie et il finit par poignarder sa bien-aimée infidèle. Dans cette pièce, Rainer Maria Rilke verra une « puissante évocation » qui « montre comment la grandeur de l’être entoure même une existence aussi infime que celle d’un conscrit » et place « cet homme maltraité […] au centre de l’univers, malgré lui, dans le rapport infini des astres. » Brecht, de son côté, en dégagera la force révolutionnaire qui fait dire à Woyzeck : « Nous, les pauvres gens […] On est malheureux dans ce monde et dans l’autre. […] Nous les petites gens, on n’a pas de vertu, c’est la nature qui sort comme ça ; mais si j’étais un monsieur et si j’avais un chapeau et une montre et un beau pardessus et si je savais bien parler, je voudrais bien être vertueux. » La mise en forme du spectacle que réécrit Eugène Durif en utilisant des éléments de la pièce de Büchner constituera l’un des nombreux possibles de la galaxie Woyzeck.

Phot. © Vahid Amanpour

Phot. © Vahid Amanpour

Un spectacle complètement recentré autour du personnage de Woyzeck

Dans le spectacle écrit par Eugène Durif, où restent présents les éléments de texte de Büchner, et dans la mise en scène de Karelle Prugnaud, les personnages secondaires ont disparu et nous ne sommes plus que dans la tête ou presque de Woyzeck. Marie n’est plus que l’image qu’en forme Woyzeck dans le lent engloutissement de la folie qui le saisit. Seuls les soldats et le docteur, au début de la pièce, ont encore une réalité physique, qui disparaîtra pour ne plus rester dans cette version que voix off dès lors que Woyzeck est emprisonné et questionné, proposant une fin que ne comportent pas les fragments de Büchner. C’est dans le but de lui faire avouer son crime qu’il est interrogé.

Phot. © Vahid Amanpour

Phot. © Vahid Amanpour

L’insupportable violence exercée à l’encontre d’un homme fragile

C’est dans l’insoutenable et l’excès d’abjection que s’ouvre la pièce. Soldat doux, un peu simplet, Woyzeck est le souffre-douleur de ses camarades, non seulement astreint aux tâches les plus viles, mais aussi soumis aux mauvais traitements que lui infligent ses « camarades ». Une victime désignée, à terre, choisie comme cobaye par un médecin qui mène sur lui des expériences qui sont autant de formes de tortures : l’expérimentation de décharges électriques appliquées au corps dont chaque fréquence concernera une partie du corps, combinée avec la torture de la noyade qui, en immergeant la victime dans l’eau, en laisse monter le niveau jusqu’à ce que la terreur de la noyade le fasse parler. Ces traitements, qui rappellent les « manipulations » d’un certain docteur Mengele, furent expérimentés par la CIA qui demanda au gouvernement américain l’autorisation de détruire plusieurs centaines d’heures de séances de torture et, encore aujourd’hui, de ne pas divulguer les documents relatifs à la simulation de noyade. Woyzeck rejoint ainsi le monde contemporain.

Phot. © Vahid Amanpour

Phot. © Vahid Amanpour

Oratorio tragique pour un homme seul

À la scène d’exposition succèdera sans transition l’enfermement dans sa cage de verre-aquarium du personnage soumis à un interrogatoire inhumain pour lui faire avouer le meurtre de sa compagne. La montée progressive du niveau d’eau dans la cage figurera l’intensification de la torture en même temps que le glissement progressif de Woyzeck vers la folie avant que ne soit obtenu, alors qu’une partie de son visage baigne déjà dans l’eau, l’aveu qu’on attend de lui. Sur l’écran, démultipliée en différents formats et sous différents angles, la silhouette du prisonnier de l'aquarium se tord et se déchire. Le texte reprendra les mots de Büchner et ses fulgurances poétiques pour traduire ces moments où la raison vacille tandis qu’à coups de boutoir sonores et agressifs marquant l’intensification des décharges électriques, le corps se tord et se ratatine dans une recherche de protection illusoire.

Phot. © Vahid Amanpour

Phot. © Vahid Amanpour

De la démesure comme conception du théâtre et du jeu

La mise en scène pousse à la limite du supportable l’ensemble des composantes sonores du spectacle, rendues plus fortes encore par la restriction volontaire des moyens scéniques, tandis que Bertrand de Roffignac, décidément familier de l’excès – on peut discerner une parenté de Woyzeck avec ses interprétations précédentes, toujours, très « portées » –, se livre à une prestation qui n’est pas sans rappeler les préconisations du théâtre de la cruauté d’Artaud, où la souffrance d’exister s'exprime de manière féroce, barbare et cathartique.

Si l’on comprend, bien sûr, la démarche théâtrale qui met en accusation la violence que la société – et l’armée en particulier – exerce sur les individus et les répercussions de cette violence, susceptibles de conduire au dérèglement et à la folie, si Bertrand de Roffignac s’empare de la personnalité toute en oscillations et en contrastes de Woyzeck avec beaucoup de maestria, on regrettera cependant que l’extériorité permanente de l’interprétation ne laisse pas place par endroits à une intériorité où se déploie la force poétique du texte originel. Le texte de Büchner a beau résister, il se noie en partie dans les eaux sanglantes de l’aquarium…

Phot. © Vahid Amanpour

Phot. © Vahid Amanpour

Moins que rien. Texte Eugène Durif d’après Woyzeck de Georg Büchner
S Mise en scène Karelle Prugnaud S Avec Bertrand de Roffignac S Création sonore, jeu Kerwin Rolland S Régie générale, scénographie, jeu Gérald Groult S Plasticien, jeu Tarik Noui S Production Cie l’Envers du décor S Diffusion Bureau Rustine – Jean-Luc Weinich S Coproduction (en cours) Les Ateliers Frappaz – Centre national des arts de la rue et du spectacle public (Villeurbanne) S Avec le concours du ministère de la Culture – DRAC Nouvelle-Aquitaine et de la Région Nouvelle-Aquitaine S Résidences de création aux Ateliers Frappaz du 8 au 26 janvier et du 28 mai au 2 juin 2024 S Création les 21 et 22 juin 2024 au festival « Les invités de Villeurbanne » S Durée 1h

Représentations du 26 novembre au 7 décembre 2024
Théâtre 14 - 20 avenue Marc Sangnier 75014 Paris
Rés. : theatre14.mapado.com / 01.45.45.49.77

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