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Arts-chipels.fr

Les Misérables. Victor Hugo à l’encre de Chine.

Chez Monseigneur Myriel © DR

Chez Monseigneur Myriel © DR

Une belle rencontre entre littérature et théâtre s’est jouée au TNP de Villeurbanne, les 2 et 3 novembre 2024, avec des acteurs chinois exceptionnels, mis en scène par Jean Bellorini. Un spectacle qu’on aimerait revoir bientôt sur nos scènes françaises.

Adapter n’est pas trahir

Quand, lors d’un voyage à Pékin, Jean Bellorini s’est vu proposer par Yang Hua Theatre de monter Les Misérables, roman très connu en Chine, il n’a pas hésité. L’œuvre lui était déjà familière : en 2010, il présentait avec sa jeune troupe Tempête sous un crâne, sous forme d’un théâtre-récit où Jean Valjean, ex-forçat, converti par la désarmante charité d’un évêque, incarnait la victoire des forces du bien sur celles du mal.

Dans le même esprit, cette adaptation, qu’il signe avec Mathieu Coblentz, épouse à la lettre l’épopée hugolienne, sa profusion lyrique, son épaisseur humaniste : les acteurs sont tantôt narrateurs de leurs personnages, tantôt entrent dans l’action par des scènes dialoguées. Les surtitres nous permettent de relire des passages de l’œuvre tandis que les interprètes, au jeu très expressif, donnent un relief insolite à cette prose traduite dans leur langue. Un double plaisir littéraire et théâtral. Les épisodes présentés pendant ces trois heures trente opèrent comme des morceaux choisis familiers et nous guident au fil de cette saga, avec ses personnages, les bons et les méchants, petites gens ordinaires devenus des êtres légendaires et des types humains : autour de Jean Valjean, Fantine, Javert, Cosette, Marius, les Thénardier…

Le spectacle comporte deux parties : dans la première, on suit l’ancien forçat tout juste libéré, sa rencontre avec le très charitable Monseigneur Myriel alias Bienvenu, jusqu’au moment où il arrache la petite Cosette des mains des Thénardier, suite à la mort tragique de sa mère, Fantine. Dans la seconde partie, il s’est racheté une conduite sous l’identité de Monsieur Madeleine, maire bienfaiteur de Montreuil-sur-Mer. Des années plus tard, il est Monsieur Blanc, discret rentier, qui vit avec sa fille, Cosette dans l’anonymat de Paris. L’adaptation fait la part belle aux journées de juin 1834 qui embrasèrent la capitale, aux barricades et à la répression sauvage des révolutionnaires. On découvre des épisodes oubliés, et d’autres inoubliables : les amours de Marius et Cosette, le sacrifice d’Éponine, la fougue guerrière de Gavroche, la fuite de Jean Valjean et Marius dans les égouts, le suicide de Javert aux trousses de l’ex forçat dès le début du roman, enfin, la mort du héros.

Cosette et les Thénardier © DR

Cosette et les Thénardier © DR

À livre ouvert

Inutile de résumer l’histoire plus en détail. À mesure que le spectacle avance, nous voyons combien nous sommes imprégnés de ce grand roman populaire, tant de fois porté à l’écran et à la scène, traduit et lu dans le monde entier. Nous avons encore en mémoire des moments clefs de cette épopée, des illustrations d’album jeunesse ou de manuels scolaires, des films...

Ici, la scénographie fait table rase de toute imagerie avec, pour seul décor quelques bancs d’église, une table et un lit en fer, déplacés à vue par les comédiens dans l’espace libre du grand plateau. Deux musiciens multi-instrumentistes (accordéon, piano, batterie, guitares) apportent un univers sonore particulier à chaque épisode et participent activement à l’action. La lumière fait le reste. Elle délimite des espaces de jeu : maison de Monseigneur Meyriel, auberge des Thénardier, mansarde de Marius, Jardin du Luxembourg où le jeune homme rencontre Cosette, barricade de la rue de la Chanvrerie, égouts de Paris... L’éclairage permet des gros plans : récit poignant de Fantine dans un puits de lumière, suicide de Javert dans le brouillard de la Seine...

Jean Bellorini crée des images fortes avec des moyens très simples. Il suffit d’un peu de pénombre pour l’épisode où Jean Valjean aide Cosette à puiser de l’eau. De couronnes d’ampoules tombées des cintres, pour des ambiances plus joyeuses. D’une musique sentimentale quand, tournant le dos à la salle, il emmène la fillette par la main vers sa nouvelle vie. Quelques drapeaux rouges agités au son de l’accordéon et nous voilà sur les barricades. Des papiers rouges projetés dans les airs, et des roulements de tambour signifient l’ire populaire...

Gavroche et les barricades © DR

Gavroche et les barricades © DR

Du poétique au politique

Avec un sentimentalisme qui pourrait paraître un peu désuet aujourd’hui, mais qui nous touche, Les Misérables dénonce une société pré-capitaliste, dirigée par une classe de riches bourgeois, qui ne connaît encore aucune justice réelle. Jean Valjean est condamné au bagne pour un pain volé. Dans une France encore très rurale, paysans et  ouvriers sont exploités avec des journées de travail sans fin, et nombre de femmes sont obligées de faire le trottoir pour survivre : Fantine doit vendre ses dents, ses cheveux, puis son corps pour payer la pension de sa fille. Le romancier et poète se range du côté des miséreux et des révolutionnaires. On entend son lyrisme humaniste derrière les paroles enflammées d’Enjolras sur la barricade : « Enjolras était debout sur l’escalier de pavés, un de ses coudes sur le canon de sa carabine. Il songeait ; il tressaillait, comme à des passages de souffles ; les endroits où est la mort ont de ces effets de trépieds. [...] Tout à coup, il dressa la tête, ses cheveux blonds se renversèrent en arrière comme ceux de l’ange sur le sombre quadrige fait d’étoiles, ce fut comme une crinière de lion effarée en flamboiement d’auréole, et Enjolras s’écria : “[...] L’égalité, citoyens, ce n’est pas toute la végétation à niveau, une société de grands brins d’herbe et de petits chênes ; un voisinage de jalousies s’entre-châtrant ; c’est, civilement, toutes les aptitudes ayant la même ouverture ; politiquement, tous les votes ayant le même poids ; religieusement, toutes les consciences ayant le même droit. L’Égalité a un organe : l’instruction gratuite et obligatoire. Le droit à l’alphabet, c’est par là qu’il faut commencer. L’école primaire imposée à tous, l’école secondaire offerte à tous, c’est là la loi. De l’école identique sort la société égale. Oui, enseignement ! Lumière ! lumière ! tout vient de la lumière et tout y retourne. [...] Frères, qui meurt ici meurt dans le rayonnement de l’avenir, et nous entrons dans une tombe toute pénétrée d’aurore.“ [...] »

La mort de Fantine © DR

La mort de Fantine © DR

Distanciation et émotion : un double jeu

Incarnés par les comédiens chinois, Jean Valjean, Gavroche, Cosette, Marius et les autres, apparaissent sous un jour inattendu, fort d’une acuité nouvelle, et d’une intelligence incisive. Liu Ye, vu notamment dans La Cité interdite, film de Zhang Yimou, interprète Jean Valjean : d’une grande sobriété dans son récit en prose comme dans les dialogues, on le sent animé une émotion contenue. Dans la scène finale, les mots simples qui concluent sa vie tourmentée du héros, prononcés sans pathos, ont fait monter les larmes aux yeux de maints spectateurs. « C’est au fil des répétitions qu’est apparue l’évidence que l’ouverture sur l’âme de Jean Valjean – comme un songe de Liu Ye – était le fil conducteur du spectacle », écrit Jean Bellorini qui espère mener d’autres projets avec lui.

Autour de lui, les onze acteurs et actrices, tous très aguerris, déploient la narration avec la même concentration et accompagnent leur jeu d’une gestuelle expressive. Ils sont en même temps immergés dans leur rôle, et en décalage avec leur personnage. On pense aux techniques de l’opéra chinois et aux arts martiaux. La performance de la chanteuse comédienne Luo Yongjuan en Gavroche est un véritable morceau de bravoure, drôle et déchirant. On la suit dans le feu de l’action, caracolant de barricade en barricade et son interprétation de la mort de Gavroche nous bouleverse : « Je suis tombé par terre,/ C'est la faute à Voltaire,/ Le nez dans le ruisseau/, C'est la faute à ... Il n'acheva point. Une seconde balle du même tireur l'arrêta court. Cette fois il s'abattit la face contre le pavé, et ne remua plus. Cette petite grande âme venait de s'envoler. » Tout aussi héroïque est la mort d’Éponine (Shi Ke), frappée par une balle destinée à Marius. Lin Lin, dans le rôle de Javert, campe un flic impitoyable, y compris envers lui-même. L’image même de la répression inique. « Athlètes physiques », mais « athlètes du cœur » selon les termes d’Antonin Artaud, actrices et acteurs sont mus par une énergie intérieure communicative, et donnent un relief particulier à la saga hugolienne. Transposée dans une autre culture, à la lumière de l’histoire récente que portent en eux les interprètes chinois, elle prend une saveur nouvelle et nous paraît d’autant plus universelle par les valeurs qu’elle transmet. Écoutons les dernières paroles de notre héros : « Cosette, voici le moment venu de te dire le nom de ta mère. Elle s'appelait Fantine. Retiens ce nom-là : Fantine. [...] Elle a bien souffert. Elle t'a bien aimée. Elle a eu en malheur tout ce que tu as en bonheur. Ce sont les partages de Dieu. Il est là-haut, il nous voit tous, et il sait ce qu'il fait au milieu de ses grandes étoiles. Je vais donc m'en aller, mes enfants. Aimez-vous bien toujours. Il n'y a guère autre chose que cela dans le monde : s'aimer. »

Javert et Jean Valjean © DR

Javert et Jean Valjean © DR

Les Misérables d’après le roman de Victor Hugo
S Mise en scène Jean Bellorini Adaptation Jean Bellorini et Mathieu Coblentz S Avec  leYang Hua Theatre, Liu Ye (Jean Valjean,Monsieur Madeleine, Monsieur Blanc), Lin Lin (Javert), Lin Jifan (Monseigneur Bienvenu, Chenildieu, Brevet, Cochepaille, le portier), Li Jing (Thénardier, Le Cabuc), Jiang Hao Yan (Enjolras, un gendarme, Bamatabois, le juge), Liu Chongzuo (Marius, un gendarme, le procureur), Li Qixuan (Combeferre), Tao Hui (Fantine, Cosette), Luo Yongjuan (Petit Gervais, Gavroche), Hua Qi (Madame Magloire), Shi Ke (Éponine), Zhu Meng (Madame Thénardier), Chen Zui (Cosette enfant,claviers, accordéon), Chen Minhua (batterie)

S Traduction Zhang Ruijia S Assistanat à la mise en scène Ning Chunyan S Scénographie Ray Zhang, Véronique Chazal S Lumière et composition musicale Jean Bellorini S Direction musicale Sébastien Trouvé S Costumes Macha Makeïeff S Production, initiation du projet Wang Keran S Supervision Guo Wenpeng, Liu Ye, Wang Keran, Jean Varela S Conseiller général Huang Huilin S Planification Kan Lingyun S Production Zhang Chaohui, Anaïs Martane, Lucas Li S Production exécutive Isabella Qu, Liu Jun,Hong Shaoshan S Direction technique Chen Limei S Supervision de scène Zhou Jingyi S Direction de casting, publicité Liang Yefeng S Production Yang Hua Theatre ; Theatre National Populaire ; Festival Printemps des Comédiens, Montpellier S Coproduction Bureau de la culture et du tourisme du district de Dongcheng à Pékin ; Beijing Poly Theatre Management Co. ; Faculté des arts et des médias, Université normale de Pékin ; Théâtre National Populaire S Avec le soutien de l’Association de théâtre chinois et de la Fédération municipale des cercles littéraires et artistiques de Pékin S Durée 3h30
Spectacle créé le 26 janvier 2024 par Yang Hua Theatre au Poly Theatre de Pékin, présenté au TNP Villeurbanne les 2 et 3 novembre 2024

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