24 Novembre 2024
En juin 2018, l’Aquarius erre de port en port sur une mer très agitée après avoir recueilli à son bord 629 migrants. Le spectacle, théâtralement fort, évoque sans pathos cette aventure poignante qui mène le navire à travers la Méditerranée à la recherche d’un pays d’accueil.
Le spectacle revient sur l’un des épisodes qui marquèrent la fin des opérations de l’Aquarius, un navire humanitaire opérant en Méditerranée. Le navire, empêché de débarquer les migrants en Italie au mépris des règles internationales, et après nombre de tractations infructueuses, aborde à Valence, en Espagne, après avoir traversé la Méditerranée dans des conditions plus que difficiles pour les rescapés. Affrété par l’ONG SOS Méditerranée, l’Aquarius se verra retirer son pavillon par Gibraltar puis par Panama, en septembre 2018, sans réaction européenne, sonnant le glas des deux ans et demi d’interventions humanitaires du navire. Les opérations de sauvetage de SOS Méditerranée reprendront cependant avec un nouveau navire affrété, l’Ocean Viking, battant pavillon norvégien, à partir de juillet 2019. Depuis 2014, plus de 30 000 personnes ont perdu la vie en tentant de traverser la Méditerranée et SOS Méditerranée, fondé en 2015, a secouru pour sa part près de 41 000 personnes.
Une plongée dans le quotidien de l’action humanitaire en Méditerranée
La presse s’est fait l’écho de ces migrants lancés sur la mer sur des zodiacs de fortune par des passeurs qui les y ont entassés comme du bétail au mépris de toute sécurité et de toute humanité. Le spectacle entre dans le quotidien des opérations de sauvetage, révèle la complexité de l’organisation nécessaire tant pour recueillir ces migrants, dans des conditions rendues difficiles par la météo, par la panique des rescapés ou par l’état des embarcations sur lesquelles ils sont entassés, les difficultés pour leur prodiguer les premiers soins, les vêtir et les nourrir. Il montre aussi les moyens mis en œuvre par SOS Méditerranée pour faire connaître la situation des migrants et créer, via les médias, un mouvement d’opinion, en embarquant pour chaque opération des photographes, des cameramen et des journalistes afin de témoigner, dans le cœur de l’action et sur le terrain, de la difficulté de ces sauvetages en mer et du drame vécu par les migrants.
Un théâtre documentaire sur le mode du récit
C’est à partir de témoignages recueillis, des rescapés eux-mêmes mais aussi de toutes les équipes embarquées sur le navire – commandant et membres de l’équipage, équipes de SOS Méditerranée, avec leur service de communication, personnel médical de Médecins sans frontière, journalistes… – et des réactions officielles des différents pays sollicités par l’odyssée de l’Aquarius que Lucie Nicolas bâtit le spectacle. Bannissant tout naturalisme, elle choisit une formule dramatique forte : celle de jouer le croisement des récits des événements et non la mise en scène de séquences théâtrales réécrites de la situation, mettant en scène des personnages. Sur scène un cercle de micros, avec sa forêt de câbles, occupe le centre du plateau. Il dit l’importance de la communication, qui permet d’alerter l’opinion et de trouver les moyens financiers d’intervention. Les hauts parleurs qui les accompagnent serviront, au fil du spectacle, aussi de tribune d’où s’exprime, par exemple, le commandant.
En fond de scène, un musicien, compositeur et interprète, Fred Costa, entouré de néons lumineux qui sont autant de signaux d’alerte ou d’indications de manœuvres du navire, transpose, au saxophone, à la batterie et à la guitare électrique les ambiances et les bruits qui accompagnent l’opération : corne de brume, sonneries de danger, vacarme de l’urgence, contrastant avec le lourd silence qui leur succède quand le bateau est contraint de se mettre à l’arrêt en pleine mer, avec ses 629 passagers sur le pont, en plein soleil et par forte chaleur, dans l’attente que soit désigné un port où accoster. Son saxophone se fait plainte, récrimination, colère, panique, sa batterie rythme le temps de l’urgence des opérations de sauvetage.
Trois acteurs pour une multitude
Les comédiens, au fil de la narration, prennent possession des accessoires essentiellement sonores présents sur scène pour évoquer les personnages. Ils ne sont que trois, une actrice et deux acteurs, pour porter la parole de tous les intervenants, aidants, aidés et témoins embarqués sur le navire. Ils sont les mères paniquées de ne pouvoir s’occuper des enfants comme elles le devraient, les migrants entassés dans des canots au bord de verser, affamés, assoiffés. Ils sont aussi les sauveteurs. En français, en anglais, en arabe, gestuellement, ils cherchent à établir le contact pour faciliter le transfert.
C’est au public, le destinataire du spectacle, qu’ils font face, à lui qu’ils s’adressent, rentrant dans le cercle de micros pour évoquer les situations concrètes sur le bateau, l’entassement des rescapés sur le pont, dans le froid et la tempête, en sortant pour se trouver, migrants, en proie à la panique, sauveteurs, lancés au secours d’embarcations menacées de sombrer, luttant pour tenter de maintenir les naufragés au-dessus de l’eau.
Une dramatisation sans pathos
Les acteurs préparent en direct les outils techniques qui accompagnent la scène, règlent un pied de micro, allument une lampe frontale pour matérialiser les interventions qui se poursuivent dans la nuit. Les câbles fouettent l’air dans la tempête, les pieds de micros tanguent et oscillent. Dans un travail extrêmement abouti sur le rythme, que souligne une musique qui est aussi bruitage et commentaire, le spectacle nous fait pénétrer dans le quotidien de ce navire de sauvetage : la préparation des équipements, la formation du personnel embarqué aux mesures d’urgence, le déroulement des opérations de sauvetage et les choix qu’ils imposent, l’accueil des réfugiés sur le navire, les premiers soins. Les comédiens se démultiplient, passant de responsable de communication à médecin, de capitaine à réfugié, de journaliste à homme politique en un clin d’œil. Textes et musique traduisent, par l’accélération du tempo, l’énergie déployée par les acteurs ou par la force des accords plaqués l’urgence dans laquelle interviennent les équipes. L’émotion naît de cette évocation sans apitoiement où l’imaginaire du spectateur comble les vides.
Une histoire de rejet
Au travers d’extraits de déclarations officielles, le spectacle évoque aussi le refus de l’Italie et de Malte d’accueillir les migrants, au motif de ne pas faire le jeu des passeurs et au mépris des conventions internationales sur le sauvetage en mer qui impose, pour des raisons humanitaires, de débarquer les rescapés dans le pays le plus proche. Il révèle le double jeu de la France, qui condamne l’Italie tout en refusant au navire l’autorisation d’accoster. L’histoire voudra qu'en septembre, lorsque l'Aquarius reprendra la mer sous pavillon panaméen, on lui fasse reproche de ne pas ramener les personnes recueillies dans le pays d’où elles viennent, la « Libye », où elles vivaient dans des conditions atroces et qu’elles ont fuie, ce qui lui vaudra le retrait de son pavillon et l'interdiction de naviguer en Méditerranée.
On ne peut s’empêcher, même si l’ampleur du nombre de réfugiés n’est pas la même, de rapprocher cette errance de celle du paquebot Saint-Louis, en mai 1939, à bord duquel 963 Allemands de confession juive quittèrent l’Allemagne nazie. Le navire se vit refuser de débarquer à Cuba, puis aux États-Unis et au Canada avant de revenir en Europe où les réfugiés furent répartis entre la Belgique, le Royaume-Uni, les Pays-Bas et la France – un retour à la case départ ou presque quand on connaît la suite…
En ce qui concerne l’Aquarius, les tractations seront aussi sordides. On parlera d’isoler femmes et enfants des hommes, ou de ne débarquer que les blessés et les malades. On allèguera des raisons sanitaires de possible contamination par les déchets laissés par les migrants… Les arguments les plus divers masqueront ainsi un refus du droit, symptomatique d’un problème beaucoup plus vaste de dérive de nos sociétés.
Le spectacle donne à entendre ces voix discordantes. Au travers des témoignages poignants qu’il met en scène, il nous pose aussi la question de notre implication, passive ou active, dans le renoncement à la solidarité. Il rappelle aussi que la lutte des associations humanitaires se poursuit et que leur appel à la mobilisation se poursuit. Du 20 novembre 2024 au 7 janvier 2025, dix événements – expositions, pièces de théâtre, cinéma, vente aux enchères, soirée festive – mêlant culture, témoignages et engagement, appelleront à continuer de sauver des vies en mer en sensibilisant le public et en collectant des fonds pour poursuivre les opérations de sauvetage.
Le Dernier voyage (Aquarius)
STexte et mise en scène Lucie Nicolas SRegard dramaturgique Stéphanie Farison SAvec Saabo Balde, Fred Costa, Jonathan Heckel et Lymia Vitte SCréation lumière Laurence Magnée SComposition musicale et sonore Fred Costa SDispositif scénographique et sonore Fred Costa et Clément Roussillat SRégie générale et son Clément Roussillat SCostumes Léa Gadbois Lamer SConstruction Max Potiron SCollaboration artistique Éléonore Auzou-Connes SStagiaires Julie Cabaret, Anaïs Levieil STexte lauréat de l'Aide nationale à la création de textes dramatiques – ARTCENA, publié aux éditions Esse queS Production La Concordance des Temps / collectif F71S Coproduction L'Empreinte, Scène Nationale de Brive-Tulle (19), le Nouveau Théâtre de Montreuil - CDN (93), L'ECAM, Théâtre du Kremlin-Bicêtre (94), Le Collectif 12, Mantes la Jolie (78), le 9-9Bis, Hénin-Carvin (62), La Mouche, Théâtre de Saint Genis Laval (69), L'Espace Sarah Bernhardt, Goussainville (95), Le Service culturel de Champigny-sur-Marne (94 ), La Maison du Théâtre, Amiens (80), La Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon – Centre National des Écritures du Spectacle (84)S Avec le soutien de la Région Île-de-France au titre de l'aide à la création, de la SPEDIDAM, du Fonds d'Insertion pour Jeunes Comédiens de l'ESAD/PSPBB et de La Générale, Coopérative artistique politique et sociale, Paris (75)S Avec la participation artistique du Jeune Théâtre NationalS Avec l'accord et le soutien de SOS MéditerranéeSLe collectif F71 est conventionné par la DRAC IDF depuis 2021 et subventionné par la Région Ile-de-France au titre de la Permanence Artistique et Culturelle depuis 2013 et par le Conseil Départemental du Val-de-Marne au titre de l'Aide au développement artistique de 2019 à 2022 et au titre de l'Aide à l'activité des équipes artistiques depuis 2023STout public, à partir de 14 ans
Du 15 au 22 novembre 2024 , les 15, 16, 19, 20, 21 à 19h30, le 17 à 17h, le 22 à 14h30
MC93 – 9, boulevard Lénine 93000 Bobigny www.mc93.com
SOS Méditerranée https://sosmediterranee.fr - L' opération Escales solidaires. Du 20 novembre 2024 au 7 janvier 2025
Pièce de théâtre à destination du jeune public : Esquif (à fleur d'eau) , du 4 au 22 décembre 2024 à La Colline , théâtre national ( www.colline.fr ) Voir notre article http://www.arts-chipels.fr/2024/11/esquif-a-fleur-d-eau.quand-la-mer-relaie-les-recits-des-migrants.html
Événement festif : soirée humour, musique et dessin au Théâtre du Châtelet le 9 décembre 2024 ( www.chatelet.com )
Ciné rencontres : Mothership , au Méliès (Montreuil) le 25 novembre 2024 ( www.meliesmontreuil.fr ), Save Our Souls à la Cinémathèque BPI du Centre Pompidou (agenda.bpi.fr), Moi Capitaine au Pathé Alésia le 12 décembre 2024 ( www.pathe.fr )
Vente aux enchères caritative d'œuvres d'art, Un trésor à la carte , organisée par Watever-Seatizens à Lafayette Anticipations (sur inscription www.tresor-carte.org )
Expositions : SOS (Save Our Souls) sur les Berges de Seine , rive droite, entre le Pont-Neuf et le Pont-au-Change, Migrations, une odyssée humaine au Musée de l'Homme ( www.museedelhomme.fr ), Le Murmure de la mer (planches de la BD d'Hippolyte) à la Fab (place Jean-Michel Basquiat, Paris 13 e )