16 Novembre 2024
La pièce de Tchekhov n’a cessé de fasciner les metteurs en scène de théâtre et ses versions sont innombrables. Stéphane Braunschweig allonge la liste des interprétations possibles avec une approche intéressante mais néanmoins pas entièrement convaincante.
Pièce de la fin d’un monde en même temps que mise en scène du théâtre dans le théâtre, la Mouette est, comme nombre de chefs d’œuvre, une pièce emblématique dont on peut à l’envi tirer des regards théâtraux, tant ses multiples facettes sont riches de potentialités de lecture.
Un monde de passions non partagées
Du côté des passions amoureuses, ce ne sont que suites de ratages et amours bancales. Medvendenko, le maître d’école, est amoureux de Macha, la fille de l’intendant de la propriété, qui, elle, aime Konstantin Treplev qui est amoureux de Nina, laquelle s’éprend de Trigorine, l’amant d’Arkadina, la mère de Treplev. Trigorine, de son côté, s’amourache de Nina avant de la laisser tomber alors qu’elle est enceinte de lui, sans lâcher Arkadina. De son côté Paulina, la femme de l’intendant du domaine, aime Dorn, le médecin de campagne de la famille qui ne cesse de la mettre à l’écart alors qu’elle voudrait quitter son mari pour vivre avec lui. Mauvais mariages, liaisons fatiguées et abandons sont au menu de la pièce.
Boutaïna El Fekkak, Sharif Andoura, Thierry Paret, Chloé Réjon, Denis Eyriey, Lamya Regragui Muzio - La Mouette © Simon Gosselin.
Le théâtre et l’art au centre de la pièce
La question de l’art est au cœur de la Mouette. Arkadina est actrice. Elle incarne une forme de théâtre qui pour son fils, Treplev, a fait son temps. Nina, avec la fougue et l’innocence de la jeunesse, aspire de son côté à devenir comédienne. Treplev se vit comme l’écrivain en devenir de nouvelles formes, révolutionnaires, du théâtre, qu’il tentera de présenter à sa mère et qui tourneront court avec le départ de Nina. C’est aussi de théâtre et d’art que parlent les personnages : Trigorine, en auteur à succès, plus préoccupé de pêche à la ligne que d’art ; Dorn, qui s’interroge sur la capacité du théâtre à sublimer la vie ; Sorine, le frère d’Arkadina, pour qui le théâtre, « il n’est pas possible de faire sans ». Quant au régisseur du domaine, Chamraïev, il truffe cocassement ses interventions de références et d’anecdotes sur les grands acteurs de l’époque.
Regard sur un monde finissant
On trouve dans la Mouette un regard sans complaisance non exempt d’un zeste de cruauté sur cette société provinciale. Si le modèle social n’est pas encore remis en cause comme dans la Cerisaie qui dépeindra l'effondrement la société traditionnelle de la Russie tsariste, déjà des fissures apparaissent et il est question d’argent dans les préoccupations d’Arkadina, qui sait qu’elle ne sera plus la comédienne adulée, que sa notoriété et son succès sont en train de se défaire et qui se préoccupe de sa survie. Une même préoccupation matérialiste traverse la mise à disposition des chevaux pour effectuer les trajets qui séparent la propriété de la gare ou pour permettre à Medvendenko, l’instituteur devenu mari par défaut de Macha, de rentrer chez lui, indiquant au passage sa place médiocre dans la hiérarchie sociale. La nécessité de survivre guidera aussi la démarche de Nina, devenue comédienne de seconde zone dans de petits spectacles.
Jean-Baptiste Anoumon, Jean-Philippe Vidal, Sharif Andoura, Boutaïna El Fekkak - La Mouette © Simon Gosselin.
Le supplément d’âme de Stéphane Braunschweig
Tout ceci est présent dans la proposition théâtrale de Stéphane Braunschweig. Mais le metteur en scène creuse aussi un certain nombre d’autres thèmes dont il explore les sillons. Homme de théâtre, il s’intéresse au spectacle d’avant-garde que présente Treplev et que raille sa mère Arkadina. Au-delà d’une querelle anciens-modernes, il s’intéresse au contenu de la pièce de Treplev : une vision apocalyptique du futur que matérialiseront les cadavres de mouettes tombées des cintres à la fin de la pièce. Si Nina, avec ses illusions perdues, est cette Mouette tuée, la pièce dans laquelle Treplev la met en scène est celle d’une mort de la nature, déjà omniprésente dans une des précédentes mises en scène de Stéphane Braunschweig : Oncle Vania. Retournant le procédé du théâtre dans le théâtre, c’est à l’avant-scène qu’il fait apparaître les personnages, comme un prologue qui cèdera la place, une fois le rideau levé, à l’environnement de la pièce de Treplev, qui dévoile un décor de fin du monde, de ruines, de carcasse de barque à demi-détruite sur un lac asséché dans un éclairage crépusculaire et froid que viendront habiter les personnages. C’est, au-delà du réalisme, dans l’onirisme que s’inscrit alors la pièce et Nina, en ange prophétique, flotte dans les airs dans un costume de science-fiction. Lui répondra, comme en écho, le suicide de Treplev en suspension à la fin du spectacle.
Du côté des femmes
Stéphane Braunschweig se plaît à discerner, dans la pièce, la force de survie qui guide les femmes : dans la résistance, envers et contre tout, d'Arkadina au vieillissement et à la perte de son statut d'artiste adulée, dans la volonté de Nina de continuer à se battre en dépit de son devenir déplorable, pour toutes deux au prix de lourdes compromissions. Il y décèle une « positivité » des femmes dans le tableau très noir qu'habille Tchekhov. Cela fait partie d'un bon sentiment et s'inscrit dans le mouvement actuel, très politiquement correct, d'un remplacement des femmes au cœur de la société, mais on peut douter que, dans la pièce, cette lumière crépusculaire soit celle d'une aube nouvelle.
Sans doute est-ce là la limite de la mise en scène. On y voit tout ce qu'il faut y voir, avec des acteurs dans l'ensemble convaincants, même si Nina, adolescente juvénile, manque d'épaisseur et Trigorine de présence. Mais, pour le spectateur déjà « rodé » à différentes versions de la Mouette , la question se pose de cette Mouette de plus, qui tire le texte vers le contemporain et qui, malgré son intérêt, n'emporte finalement pas entièrement la conviction et l'enthousiasme.
La Mouette d’Anton Tchekhov. Traduction André Markowicz, Françoise Morvan (Actes Sud/Babel 2001)
S Mise en scène et scénographie Stéphane Braunschweig S Avec Sharif Andoura (Dorn), Jean-Baptiste Anoumon (Medvendenko), Boutaïna El Fekkak (Macha), Denis Eyriey (Trigorine), Thierry Paret (Chamraïev), Ève Pereur (Nina), Lamya Regragui Muzio (Paulina), Chloé Réjon (Arkadina), Jules Sagot (Treplev), Jean-Philippe Vidal (Sorine) S Collaboration artistique Anne-Françoise Benhamou S Collaboration à la scénographie Alexandre de Dardel S Costumes Thibault Vancraenenbroeck S Lumière Marion Hewlett S Son Xavier Jacquot S Maquillages, coiffures Émilie Vuez S Assistant à la mise en scène Jean Massé S Production compagnie Pour un moment S Coproduction Odéon-Théâtre de l’Europe S Avec le soutien du Cercle de l’Odéon S La compagnie Pour un moment est conventionnée par le ministère de la Culture – direction générale de la création artistique S Durée estimée 2h45
Du 7 novembre au 22 décembre 2024
Odéon – Théâtre de l’Europe, Place de l’Odéon, 75006 Paris
www.theatre-odeon.eu 01 44 85 40 40