26 Novembre 2024
Considéré comme le chef d’œuvre de la littérature portugaise du XXe siècle, le Livre de l’intranquillité de Fernando Pessoa n’est pas non plus de Pessoa, ou pas tout à fait. Plongée dans un texte noir, confession et réflexion sur l’être.
Sur la scène, une grande caisse noire a été dressée sur fond de ciel étoilé. Précautionneusement, un homme en sort. Un être passe-muraille, cependant bien habillé, nœud pap’ autour du cou. Avec son chapeau à bords un peu larges et sa moustache au bord de la lippe, on devine qu’il s’agit de Fernando Pessoa. Le voici bientôt rejoint par un autre homme, sorti de la même boîte, habillé de façon identique, mais en version plus débraillée. Sans doute l’un des hétéronymes de l’auteur. Et, puisqu’on est dans l’« intranquillité », les deux hommes devraient être l’un Pessoa et l’autre Bernardo Soares, l’auteur présumé du Livre de l’intranquillité, qui n’est autre qu’une des soixante-douze figures de l’écrivain portugais, mort d’alcoolisme en 1935 à l’âge de quarante-sept ans.
Un « cas » littéraire
Reconnu à l’égal de Joyce ou de Beckett, Fernando Pessoa, né à Lisbonne avant de passer son enfance et son adolescence en Afrique du Sud puis de revenir à Lisbonne, où il mourra, est l’un des acteurs les plus représentatifs du modernisme portugais. Après s’être essayé aux affaires dans la typographie, c’est dans la traduction commerciale qu’il trouve ses moyens de subsistance. Critique et pasticheur à ses heures, versé dans l’ésotérisme, il se fait reconnaître de la jeune génération en publiant en 1914 dans une revue éphémère, Renascença – elle n’aura qu’un unique numéro – ses poèmes : Impressions du crépuscule. L’année suivante, avec son ami, le critique et poète Mário de Sá-Carneiro, avec le retour de guerre de la jeune génération qui provoque un appel d’air novateur, tous deux lancent une revue, nommée Orpheu en référence à l’orphisme prôné par les Delaunay, qui ne connaîtra que deux numéros. Trilingue portugais-anglais-français, publié en anglais (deux ouvrages et une reconnaissance dans la prestigieuse revue Athanaeum), Pessoa, collaborant à diverses revues, ne publiera de son vivant, en son nom propre, en langue portugaise, qu’un recueil de poèmes, Message (1934). À sa mort, on découvre dans une malle 27 543 textes de l’auteur, exhumés et publiés peu à peu au fil du temps.
L’homme aux hétéronymes
Pessoa attribue à soixante-douze auteurs la paternité de son œuvre. Plus que des pseudonymes – « Nombreux sont ceux qui vivent en nous », fit-il dire à l’un d’entre eux, Ricardo Reis – , ce sont des hétéronymes, des alter ego sous lesquels apparaît chaque fois une facette de l’écrivain. À chacun, il prête une identité et ils se citent parfois l’un l’autre. Ricardo Reis incarnera l’épicurisme, mais aussi le « je est un autre » rimbaldien, Albert Careiro le souci de la nature et les références à la sagesse païenne, Alvaro de Campos les tentations modernistes et la désillusion. Quant à Bernardo Soares, il sera un modeste employé de bureau à la vie insignifiante, à la manière dont Pessoa vit sa vie à l’écart, en exil du monde, dans son emploi sans lustre. C’est à Soares/Pessoa qu’on doit l’ouvrage le plus célèbre de l’auteur, le Livre de l’intranquillité, publié pour la première fois en 1982.
Une « Intranquillité » composite
Attribué par son auteur à son « semi-hétéronyme » Bernardo Soares, comme il le nomme, le Livre est un recueil inachevé de réflexions, de pensées, d’aphorismes et de poèmes en prose rédigés de manière inconstante et notés sur des feuilles éparses avec l'indication O Livro do desassossego entre 1913 et 1935. Pas un ensemble constitué mais des matériaux qu’il serait présomptueux de présenter comme une continuité. Et une forme qui varie selon les éditions, additionnant de nouveaux textes, en supprimant parfois certains, réorganisant l’ensemble, s’interrogeant sur la chronologie et l’attribution des textes à Bernardo Soares, s’intéressant dans les préfaces à la constellation des hétéronymes de l’auteur. C’est dans ce labyrinthe que prend sa source le spectacle et les deux personnages qui l’animent.
La difficulté du théâtre
Le Livre de l’intranquillité, c’est une parole éclatée, multiforme, achronologique qui se déverse dans le désordre, témoignant aussi bien du mysticisme de l’auteur, de cette ironie très particulière qu’il pose sur les êtres et les choses, d’une réflexion sur l’évolution du monde et des hommes, d’une perméabilité et d’une osmose entre le dedans et le dehors, entre soi et les autres mais aussi entre les hommes et ce qui les environne, la nature et les animaux. Il s'interroge sur la part d’animalité que nous conservons, sur ce que représente la mort et la manière dont nous la concevons, bref, un parcours erratique dont le fil conducteur s’interrompt, fait des nœuds, reprend à un antre endroit, etc. Une gageure pour deux comédiens qui n’ont que la parole en partage avec le texte.
Des comédiens pour une non-pièce
Olivier Ythier et Thierry Gibault vont donc se renvoyer la balle, parfois épaulés par la voix off de Maria de Medeiros qui, en portugais, fait entendre la musique de la langue de l’auteur. Personnages insolites qu’on imaginerait tirés d’une BD de Tardi, ils se donnent la réplique parfois se relayant sur un même texte, d’autres fois alternant réflexions philosophiques et remarques humoristiques. Ils fument la même clope, tirent de leur caisse à malices un cartable de cuir, en extraient deux flûtes à champagne, font apparaître bouteille et seau à glace pour illustrer l’ivresse qui ne quitta jamais l’auteur, jouent avec des lumignons dérisoires de couleur qu’ils placent et déplacent et organisent dans une reconstruction du monde.
Un maelström vertigineux
Le rapport des hommes à Dieu et de Dieu aux hommes est mis à contribution, rapproché des cultes païens, et l'auteur interroge la croyance qui s'y est substituée en l'humanité. La vie ? C'est une auberge où séjourner en attente de la diligence qui nous emportera ailleurs. Et la mort n'est pas le grand sommeil. L'angoisse métaphysique du monde renvoie aux incertitudes du temps et aux turpitudes politiques. Le rapport entre les choses s’inverse. Celui qui vit dans un village voit plus de choses de son village que le citadin de sa ville. Et le rêveur est infiniment supérieur à celui qui agit. Quant à l'écrivain, il se « déroule en phrases et en paragraphes » et se « raconte jusqu'à ne plus exister ».
En mode conversation, les deux comédiens énoncent ces considérations complexes, les alignent comme soldats au front, se les renvoient au visage sans agressivité, sur le ton de la constatation. Mais c'est sans doute là que le bât bénisse. Car ils sont difficiles à entendre pour le public, ces textes, et que pour en percevoir toute la complexité de leur sens, nous aurions besoin de quelque chose de plus dans leur énonciation, d'une certaine folie qui les différencie, les détacher, les articule, les malaxe, d'une manière de donner leur poids aux mots, de faire résonner les syllabes, de faire exploser les liaisons de la phrase. Même si le texte demeure, une partie de son contenu se dissout dans la neutralité de l'énonciation, dans un certain ronronnement. C'est dommage. Mais peut-être la difficulté née de la non-intentionnalité de l'expression orale est-elle un gage de réussite quand « être compris, selon Pessoa, c'est se prostituer. »
L'Intranquillité , inspiré du Livre de l'intranquillité de Bernardo Soares - Fernando Pessoa . Traduction Thomas Resendes
SMise en scène Jean-Paul Sermadiras SAvec Olivier Ythier et Thierry Gibault, Maria de Medeiros (chant, voix)S Chorégraphie Marion LévyS Lumières Jean-Luc ChanonatS Composition et création sonore Pascale SalkinS Construction du décor Robert GuénégouS Costumes Cidalia da CostaSProjet soutenu par Adami déclenchement théâtre et la SpedidamSDurée 1h15
Du lundi 18 au vendredi 29 novembre à 20h Repr. Supplément. le 29 nov. à 14h30, relâche le 24 nov.
Au 100ecs - 100, rue de Charenton, 75012 Paris. https://100ecs.fr