27 Octobre 2024
Carolyn Carlson nous invite à une déambulation dans un monde étrange, un peu hors du temps comme une ellipse irréelle qui cependant nous parle de nous. C’est une série de tableaux dansés, dans un décor très épuré, mis en lumière par Rémi Nicolas et peint par Gao Xingjian. Les peinture de Gao Xingiian défilent en fond de scène et dessinent des perspectives et des ambiances magnifiques. La scène s’éclaire ou s’assombrit, change de couleur au fur et à mesure du déroulement du spectacle. Le seul élément fixe est un petit arbre mort qui nous interpelle tout le long comme un cri silencieux. C’est une vision onirique d’un monde en danger. Carolyn Carlson met en scène une architecture symbolique d’un monde en perdition où les humains tentent vainement d’exister et de lutter. Elle met en mouvement la vision d’un paysage poétique et métaphorique où les danseurs et danseuses magnifiques évoluent avec des mouvements lents, précis, toujours très techniques et harmonieux. Même si le propos est parfois dur, les gestes des interprètes sont toujours délicats et gracieux. Carolyn Carlson comme toujours nous offre une danse éclectique, fascinante et sensible.
Un synopsis « bachelardien »
Avec ce quatrième opus inspiré de la Psychanalyse du Feu de Gaston Bachelard, Carolyn Carlson achève l’exploration de sa rêverie chorégraphique autour de la thématique des quatre éléments. Pour Gaston Bachelard, l'homme « imagine d'abord et voit ensuite ». Les rêves et les mythes sont classés d'après les quatre éléments : air, eau, feu, terre. Ici, c’est l’élément « feu » qui prend le rôle majeur. Et Carolyn Carlson s’en explique dans un entretien avec Delphine Baffour de la Terrasse en disant : « Gaston Bachelard dit que « nous sommes le feu de la présence », des êtres lumineux en recherche d’un sens plus profond à nos vies, d’une expansion de la conscience comme le Phénix qui renaît de ses cendres. »
Et il est ici question d’effondrement mais surtout de renaissance, tel le phénix. C’est une philosophie de la résilience, indubitablement optimiste.
Gaston Bachelard concevait le monde dans un temps discontinu, constitué d’instants indépendants les uns des autres. Et ce spectacle semble complètement s’inscrire dans ce continuum. Il est basé sur des scènes qui se suivent, indépendantes les unes des autres comme une narration syncopée sans vraiment de cohérence globale. On assiste à des histoires et non à une histoire. Ce n’est pas une narration linéaire comme un ballet avec un début et une fin et entre les deux des actions qui s’enchainent selon un principe de cause à effet. Ici on est dans un enchainement multiple et varié comme des histoires parallèles et diverses, comme des focus un peu éparpillés mais qui toutes cependant parlent de nous et de notre rapport au monde.
La chorégraphie s’appuie sur trois symboles très forts et très présents. Le feu, bien sûr, l’arbre et la chouette.
Le feu, symbole paradoxal, il est la vie et aussi la mort.
Ainsi, dans la psychanalyse du feu, Gaston Bachelard décrivait l’élément feu comme à la fois mouvement et principe contradictoire. « Tout ce qui change vite s’explique par le feu », affirmait-t-il. Il représente à la fois le bien et le mal : il brille au paradis, il brûle en enfer.
Le feu est divinisé dans de nombreuses cultures et a été l'objet de l'adoration d'un grand nombre de peuples et de tribus. Dans la mythologie grecque, il a été volé aux dieux et apporté aux Humains par Prométhée. Il est aussi un symbole de purification, d'où l'utilisation du bûcher pour certaines condamnations au Moyen âge et dans les pratiques funéraires hindouistes par exemple.
Le feu est un élément vital pour l’humain. On retrouve des traces de feu utilisé par les hommes et leurs ancêtres dans des temps très anciens plus de 100 000 ans avant notre ère et certaines recherches tendraient à allonger encore ces dates.
L'arbre symbole de l'homme, du cosmos et de la vie.
La présence d’un arbre sec, comme mort tout le long du spectacle avec quelques scènes avec les danseurs tenant des troncs sans ramage, ne peuvent que nous interpeller. De tout temps, les poétes ont chanté l'arbre comme l'axe du monde, la flamme de vie. L'arbre est un symbole parfait car, de par sa verticalité, l'arbre est le lieu sacré où le ciel s'enracine à la terre. Ainsi, il réunit tous les niveaux du réel. Il relie le ciel et la terre, la matière et l'esprit, l'inconscient et le conscient, le réel et le rêve. Il relie et harmonise les contraires. Il réalise une synthèse du monde par l'unité fondamentale de ses trois plans souterrain, terrestre et céleste.
L'arbre est le symbole également de la vie en perpétuelle évolution. Le déroulement de son cycle annuel l'associe tout naturellement à la succession de la vie, de la mort et de la renaissance.
La chouette symbolise l’intuition, le discernement et la sagesse pour sauver l’humanité.
Un autre symbole très fort est présent à la fin du spectacle, c’est la chouette qui est aussi un symbole très fort dans de nombreuses civilisation. Dans l’Antiquité, les Grecs et les Romains associaient les chouettes à la déesse Athéna, qui symbolise la sagesse, l’artisanat et la guerre. En Inde, elle est le Vahana ou le porteur de la déesse hindoue de la richesse et de la prospérité, Lakshmi. Elle est la fille du sage Bhrigu. Son véhicule est la chouette et elle est associée à cet animal tout comme la déesse Athéna.
Elle est souvent vue comme une déesse bienveillante, et on la nomme souvent la Bienveillante ou la Belle.
Ainsi, l’ensemble du spectacle est tourné vers une résilience et une nuance d’espoir. Carolyn Carlson parle de son spectacle « The Tree » avec ces mots : « Nous ne sommes pas extérieurs à l’Univers ; nous sommes des graines évoluant en cycles et en rythme, comme les changements de saisons qui régissent chaque création. »
C’est ainsi que Carolyn Carlson nous invite à une promenade philosophique où chaque plan peut être lu à plusieurs niveaux, celui terrestre de la danse et du mouvement, celui plus symbolique du questionnement du sens des choses et de celles de nos actions individuelles et collectives et puis celui plus onirique et poétique qui fait de ce spectacle une œuvre magnifique et inclassable.
Distribution
Carolyn Carlson | chorégraphie et scénographie
Aleksi Aubry-Carlson, René Aubry, Maarja Nuut, K. Friedrich Abel | musique
Rémi Nicolas | lumières
Gao Xingjian | peintures projetées
Elise Dulac, Chrystel Zingiro et l’Atelier du Théâtre National
de Chaillot | costumes
Alexis Ochin, Chinatsu Kosakatani, Juha Marsalo, Céline Maufroid, Riccardo Meneghini, Sonia Al Khadir, Yutaka Nakata, Sara Orselli, Sara Simeoni | danseurs
Credit photos Frédéric Iovino