25 Octobre 2024
Le Mobilier national présente une exposition de celui qui ne fut pas seulement le scénographe attitré de Patrice Chéreau, mais aussi un peintre et un créateur de mobilier. Une séduisante mise en scène de l’artiste par lui-même. Une collection de cartes postales et un livre d’entretiens complètent le parcours.
Ceux qui ont vu les mises en scène de Patrice Chéreau, au théâtre comme à l’opéra, se souviennent de ces espaces presque vides mais cependant habités, du classicisme très épuré et en même temps d’une grande modernité des architectures de Richard Peduzzi où, dans le clair-obscur d’une lumière diffuse, les comédiens évoluaient dans un entre-deux-mondes qui était le théâtre. Ils se rappellent, pour certains, le saisissant Massacre à Paris de Christopher Marlowe, créé à Villeurbanne en 1972 où, entre ciel et eau, les comédiens pataugeaient dans le marigot liquide et sanglant d’un plateau devenu mare. Ou le magnifique Wozzeck d’Alban Berg tiré de la pièce de Büchner où, dans un décor, synthèse de Giotto et du constructivisme de Paul Klee, les visages se détachaient sur fond d’ombres portées, évoquant l’expressionnisme ou les figures de Daumier et d’Ensor.
Ce que l’exposition du Mobilier national permet de faire percevoir, c’est, au-delà du théâtre, la poétique qui sous-tend et nourrit, au théâtre comme à travers ses autres réalisations, la démarche de Richard Peduzzi.
Maquette de décor pour Phèdre, pièce de Jean Racine. Mise en scène de Patrice Chéreau. Théâtre de l’Odéon, Paris ; Ruhrtriennale, Bochum ; Festival de Vienne, 2003 © DR
Une exposition scénographiée comme au théâtre
Le lieu d’exposition du Mobilier national est en lui-même déjà une forme de scénographie. Deux longs couloirs, sur deux niveaux, que relie en fond – de scène – un grand escalier avec, à l’étage supérieur, une petite salle, une alvéole intimiste où seront exposées dans le noir, éclairées comme au théâtre, les maquettes de certains décors de scène de Richard Peduzzi. Cet espace tout en longueur, où se dressent, majestueuses, les colonnes qui l’encadrent, apparaît dès l’entrée habité. Ce sont des chaises en suspension dans l’air qui apparaissent dans le lointain tandis que les murs s’animent de dessins et que le mobilier – tables, poufs, fauteuils, méridienne, lampes, sièges – apportent leurs notes de couleur. Dans un cocon central, ce sont ces croquis jetés au fil de l’inspiration et de l’esprit du moment, un peu comme une archéologie des projets. Il offre la vision d’une création en train de naître, d’ébauches jetées sur le papier et du matériel de travail de l’artiste, qui occupe l’atelier.
Étude pour Lucio Silla. Aquarelle 1984. Opéra de Wolfgang Amadeus Mozart Mise en scène de Patrice Chéreau. Teatro alla Scala, Milan ; Théâtre des Amandiers, Nanterr ; Théâtre royal de la Monnaie, Bruxelles, 1984 © DR
Peduzzi, peintre et dessinateur
Tout au long des murs, des dessins escortent le parcours et on est frappé de voir qu’au-delà de l’extrême finesse des esquisses à l’aquarelle ou au pastel, c’est d’abord une atmosphère particulière qu’on respire, à la manière synesthésique qu’a Richard Peduzzi de voir le monde. Des couleurs qui sont des odeurs, une trace mémorielle qui mélange parfums, impressions colorées et sons dans un environnement toujours nimbé par la lumière. Des estompes, des demi-teintes, des fondus-enchaînés qui dégagent une poésie intense. Ce qui se joue, ce sont des atmosphères, des sensations, des matières à rêver dans lesquels le spectateur s’immerge. Un voyage qui rejoint la fascination pour le ciel et la mer qui transparaissent dans cette présence du Havre qui ressurgit à travers ce bateau hâtivement peint avec sa gamme de couleurs franches ou dans le décor de containers aux teintes irréelles de Quai Ouest de Bernard-Marie Koltès, monté par Chéreau. Elles tracent le chemin qui relie le peintre et le décorateur, l’enfant qui erre dans une ville en ruine, au Havre après-guerre, et le scénographe, que son livre d’entretiens avec Arnaud Laporte évoque.
Des décors de théâtre à habiter
Une monumentalité plastique se dégage des décors imaginés par le scénographe. De grands murs qui enserrent le cadre de scène et font des acteurs des personnages à la De Chirico. Y reste perceptible l’importance qu’il attache à la manière dont les comédiens habitent le lieu, qui transparaît dans les personnages qu’il installe en silhouettes dans les décors qu’il crée. Mais au-delà, ce qui marque, c’est la fusion qu’il établit avec le message que porte la pièce. C’est ce tombeau, inspiré du site nabatéen d’Hégra, en Arabie saoudite, où se mêlent des influences décoratives et architecturales assyrienne, égyptienne, phénicienne et hellénistique devant lequel il installe Phèdre, enfonçant la pièce plus profondément dans le temps, bien au-delà de Racine, l'ancrant dans une forme de primitivisme des passions.
Il introduit la mobilité des murs dans Lucio Silla de Mozart. Elle résonne avec la mise en scène par Chéreau de la Dispute, une version plus abstraite et philosophique de la Double inconstance de Marivaux, où la découverte du monde par quatre enfants élevés dans l’isolement qui prennent conscience de l’existence des autres s’effectue dans un dévoilement où union et séparation se jouent simultanément et où nature et culture s’opposent dans un jeu de murs qui se dressent et s’effacent. Les maquettes de Massacre à Paris (1971), de Phèdre (2002), de De la maison des morts (2006), de Tristan et Isolde (2009), de Comme il vous plaira (2013), d’Elektra (2012) et des Vêpres siciliennes (2019), exposées ensemble comme de petits théâtres dans leur écrin lumineux, sont autant de boîtes à illusions dans lesquels le regard plonge, s’évade et se perd. Une discussion filmée entre Patrice Chéreau et Richard Peduzzi complète cette immersion théâtrale.
Un designer minimaliste en même temps que chaleureux
La même ascèse des formes habite le design des mobiliers que crée Richard Peduzzi. Des formes épurées, tel cet extraordinaire rocking-chair de bois thermoformé aux courbes parfaites, disent l’attachement porté aux galbes et aux modelés tout comme cette méridienne aux formes arrondies ou ces luminaires ramenés à des formes essentielles. Ils racontent une simplicité acquise à force de dépouillements successifs. Des tables aux piètements triangulaires qui laissent passer la lumière en combinant des géométries ascétiques dialoguent avec des poufs composés de cubes de couleurs vives qui évoquent, une fois de plus, Paul Klee. Le choix des matières même dénote l’attention portée aux matériaux, tels ces panneaux de bois vernis dans lesquels le sens du bois même est mis en valeur dans une scénographie qui en révèle la nature.
Étude pour Quai Ouest. Aquarelle et pastel 1986. Pièce de Bernard-Marie Koltès. Mise en scène de Patrice Chéreau. Théâtre des Amandiers, Nanterre, 1986 © DR
Une exposition kaléidoscope pour une palette d’intérêts
À l’amateur de théâtre, l’exposition apportera le témoignage d’une époque qui vit le sacre des metteurs en scène et des scénographes et une plongée, associée aux photographies de spectacles qui l’accompagnent, dans les représentations du demi-siècle passé où Patrice Chéreau et Richard Peduzzi jouèrent un rôle central. Aux passionnés de peinture, elle invitera à un voyage tissé de ciel et d’eau, partiellement perdu dans la brume qui estompe le paysage et remonte à l’enfance du peintre. Aux passionnés d’art décoratifs, elle ouvrira une porte sur le lien étroit qui relie la théâtralité des objets aux décors de théâtre et le passage entre les arts. Aux curieux, elle offrira la promenade proposée par l’artiste lui-même dans une œuvre multiforme en même temps que guidée par une même démarche et une même exigence où domine le thème, pour reprendre Baudelaire, des Correspondances. « Comme de longs échos qui de loin se confondent […] Les parfums, les couleurs et les sons se répondent. » Au lecteur, enfin, le livre d’entretiens de Richard Peduzzi avec Arnaud Laporte apportera le complément très bienvenu que donne l’artiste de son œuvre éclairée par sa vie, ses rencontres, ses plaisirs et ses références artistiques. Une belle totalité où se scénographie une œuvre et son auteur…
Étude pour Wozzeck. Huile, premier dessin en 1992, repris en 2023. Opéra d’Alban Berg. Mise en scène de Patrice Chéreau, Théâtre du Châtelet, Paris ; Deutsche Staatsoper, Berlin, 1992
Richard Peduzzi. Perspective. Mobilier, décors, dessins
SCommissaires Hervé Lemoine , président du Mobilier national, commissaire général, Richard Peduzzi , commissaire, assistés d' Antonine Peduzzi et Alizée David SScénographie Richard Peduzzi SRégie et coordination générale Clément Hado et Maxime Lesage , régie des expositions du Mobilier national.
Du 16 octobre au 31 décembre 2024 . Du mardi au dimanche de 11h à 18h (sf 11/11 & 25/12)
Galerie des Gobelins - 42 avenue des Gobelins, 75013 Paris
Publications
Richard Peduzzi. Perspective . Collection de cartes postales de l'œuvre de Richard Peduzzi (éd. Actes Sud, en collaboration avec le Mobilier national, 2024)
Percussion – Discussion . Entretiens de Richard Peduzzi avec Arnaud Laporte (éd. Actes Sud, 2024)
Invitation à dialoguer avec Richard Peduzzi et ses invités autour des arts décoratifs et de la scénographie
Mercredi 20 novembre 2024, à 18h30, Le vide montre le plein
Mercredi 27 novembre 2024, à 18h30, Un manifeste pour les arts décoratifs
Mercredi 11 décembre 2024, à 18h30, Lieux vécus et paysages rêvés