26 Octobre 2024
George Benjamin et Martin Crimp s’associent pour la quatrième fois pour créer un opéra qui chemine entre le conte philosophique sur la nature humaine et la référence au monde contemporain. Un parcours aussi troublant qu’émotionnel et lyrique.
C’est sur un univers mental que se lève le rideau. Sur une scène cernée de panneaux métalliques réfléchissants qui lui renvoient son image de Mater dolorosa, une femme se lamente de la perte de son enfant à laquelle elle ne peut se résoudre. Enfermée dans sa douleur qui lui renvoie sa propre image de mère souffrante, elle cherche à conjurer le destin, à faire revivre l’enfant. Puisque la nature refleurit chaque fois, pourquoi n’en serait-il pas de même pour son enfant ? C’est alors qu’un étrange pacte lui est fourni par trois femmes, telles les sorcières prophétiques de Macbeth, venues pour brûler le corps. Elle ressuscitera son fils seulement si, dans une liste figurant sur une page arrachée à un vieux livre qu’elles lui remettent, elle trouve, avant la fin du jour, une personne heureuse. Celle-ci devra lui remettre un bouton de sa chemise.
Des sources d’inspiration qui mêlent des traditions venues du monde entier
Le thème, que Martin Crimp détourne avec l’humour et le tranquille anticonformisme qu’on lui connaît, est à la croisée de plusieurs chemins. Il y a d’abord ce conte italien repris par Italo Calvino, la Chemise de l’homme heureux, qui raconte l’histoire d’un roi dont le fils, qui traîne sa déprime, ne peut être guéri qu’en échangeant sa chemise avec un homme heureux – lorsque le roi trouve enfin l’homme, c’est pour s’apercevoir qu’il n’a pas de chemise. Il y a ensuite le Roman d’Alexandre, au moment où Alexandre, mourant, demande à sa mère de n’inviter à ses funérailles que ceux qui n’ont jamais connu le malheur – et il ne vient personne. On trouve enfin, dans le Commentaire du Dhammapada, un livre de contes qui s’inspire des enseignements bouddhiques du Dhammapada, un conte qui met en scène une mère, Kisā Gotamī, qui en appelle à Bouddha pour faire revivre son fils. La condition qui lui est imposée est de trouver une pincée de moutarde blanche dans une maison qui n’a pas connu la mort – mission impossible qui la conduira à méditer sur le caractère éphémère de la flamme d’une bougie, comme la vie.
Une quête comme un chemin initiatique
À la manière d’Alice croisant sur son chemin une série de personnages qui la mèneront à un accomplissement de soi, la mère suivra son chemin de douleur au fil de plusieurs rencontres, qui sont autant d’étapes de sa quête. Elle croisera tour à tour deux Amants tout de félicité et d’extase qui se sépareront d’avoir exploré ce que signifie le mot « amour » pour chacun d’entre eux, un Artisan, ancien fabricant de boutons, qui s’avèrera bourré de drogue pour supporter son licenciement, intervenu à la suite de la mécanisation de son ancienne activité, une Compositrice et son Assistant que la réussite et la richesse n’ont pas rendue plus heureuse, et un Collectionneur d’œuvres d’art que sa collection n’a pas protégé de la solitude. Lorsqu’enfin elle croit toucher au but, c’est pour découvrir que la femme qui habite ce qu’elle croit être un paradis n’existe pas.
Un traitement musical qui chemine entre éclatement et permanence
Chaque rencontre est l’occasion, pour George Benjamin, de recourir à un tissu musical spécifique qui met en jeu différents timbres et tessitures de voix. C’est en pensant aux interprètes et à leurs possibilités vocales qu’il imagine les chants. Pour la mezzo-soprano Marianne Crebassa, dont la puissance vocale et expressive est époustouflante, il compose un rôle de mère éplorée mais pugnace, toute de recherche éperdue et d’excès, de désespoir et de colère, qui oscille dramatiquement entre graves et aigus. Plus univoques, les autres rôles de femmes seront assumés par des sopranos. L’assistant de la compositrice, comme pour dire son allégeance à sa patronne, sera tenu par un contre-ténor. L’Artisan et le Collectionneur, assumés par le même interprète, seront confiés à un ténor. Si, à chaque rencontre est associé un style, la « feuille de route » que suit la Mère est ponctuée par un leitmotiv musical marqué par deux trompettes et un trombone en sourdine, tout comme l’échec de ses tentatives, marqué par deux mêmes notes récurrentes.
Une scénographie qui situe l’opéra du côté de l’onirisme
Espace mental, l’univers de métal et de reflets de la Mère se métamorphose au fil des rencontres. Si le lit des Amants ou la cage de verre des fantasmes de l’Artisan s’invitent dans l’enfermement mental de la mère, c’est un tout autre univers qui surgit lors de sa rencontre avec Zabelle, la femme imaginaire qui n’est que la projection de son désir d’un avenir radieux. Si, lors de leur rencontre, la nature semble reprendre ses droits et se métamorphoser en un jardin luxuriant et amical, il n’est qu’illusion créée par l’« aquarium » factice de l’artiste vidéaste Hicham Berrada. Le foisonnement et l’impression de vie naturelle qu’il dégage ne résultent que de l’utilisation de produits artificiels, chimiques et toxiques. Un paradis imaginaire vérolé destiné à l’évanouissement, comme le fantasme du bonheur que poursuit la Mère.
Un texte malicieux
Pour noire qu’elle soit, la fable n’en fait pas moins place à l’humour. Parce que ces personnages de notre temps ont de petits travers ou des obsessions qui nous renvoient à l’ici et maintenant. Des deux Amants, l’homme, adepte du polyamour, inclurait volontiers la Mère à son tableau de chasse. L’Artisan recherche son bonheur – ou l’oubli – dans les paradis artificiels. La Compositrice et son Assistant apparaissent comme le retournement d’une vision traditionnelle genrée du monde. Quant au Collectionneur, il fait feu de tout bois, mettant sur le même plan Manet, Matisse, Warhol et Basquiat. La langue même est de la partie, avec ses références au coffee shop ou aux calls téléphoniques qui animent un environnement littéraire non exempt d’allitérations et de citations poétiques relatives à la vie contemplative.
Mais c’est sans doute où le bât blesse un peu. Car si l’on apprécie cette mise à distance qui élargit un propos qui aurait pu ne demeurer qu’une interrogation philosophique – avec laquelle Martin Crimp joue en proposant une fin pour le moins surprenante – ou le drame de toutes les mères qui, en nos temps de guerres inlassables, perdent leur enfant, un conflit demeure entre la dimension du conte, traversé par une grande charge émotionnelle, et la trivialité assumée de certaines parties du texte qui s’installent comme un hiatus délibéré. S'il laisse au spectateur la possibilité de choisir son chemin; il passe en tout cas par une mise en scène éloquente et une composition musicale impressionnante.
Picture a Day Like This - Imaginez une journée comme celle-ci
S Direction musicale & compositeur George Benjamin S Texte Martin Crimp S Mise en scène Marie-Christine Soma et Daniel Jeanneteau S Avec Marianne Crebassa (Femme), Anna Prohaska (Zabelle), Beate Mordal (Amant 1 / Compositeur), Cameron Shahbazi (Lover 2 / Assistant du compositeur), Jean Brancy (Artisan / collectionneur), Matthieu Baquey (Acteur), Lisa Grandmottet et Eulalie Rambaud (Actrices) et l’Orchestre Philharmonique de Radio France Direction musicale Georges Benjamin S Costumes Marie La Rocca S Vidéo Hicham Berrada S Assistant à la direction musicale Marc Hajjar S Assistante à la mise en scène Sérine Mahfoud S Assistant à la scénographie Théo Jouffroy S Assistante aux costumes Peggy Sturm S Assistant aux lumières Laurent Irsuti S Chef de chœur Bretton Brown S Production Festival d'Aix-en-Provence S Co-commande et coproduction Opéra royal de Covent Garden, Opéra national du Rhin, Opéra-Comique, Théâtres de la Ville de Luxembourg, Opéra de Cologne, Théâtre de San Carlo S Le Festival d’Automne à Paris est partenaire de la reprise de cet opéra au Théâtre National de l’Opéra-Comique S Avec le soutien de Karolina Blaberg Stiftung S Présenté en accord avec Faber Music Ltd S Durée 1h
Du 25 au 31 octobre 2024. Lun. mer. jeu. ven. 20h, dim. 15h, relâches mar. et sam.
Opéra-Comique www.opera-comique.com