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Arts-chipels.fr

Okina. Nō, no nénette.

Phot. © Ayakatomokane - Courtesy of Kinosaki International Arts Center (Toyooka City)

Phot. © Ayakatomokane - Courtesy of Kinosaki International Arts Center (Toyooka City)

Le nō japonais, dont le répertoire a été figé au XVIe siècle, est l’un des arts de la représentation les plus ritualisés au monde. Il obéit à une codification très stricte que Maxime Kurvers, à travers Okina, l’un des thèmes traditionnels du nō, fait revivre et interroge à l’aune du XXIe siècle.

Le spectateur qui entre dans la salle a de quoi être surpris. L’aire de jeu est nue, seulement habillée, au fond, par un décor peint d’arbre qui en occupe tout l’espace. Devant, quelques filins vaguement décorés figurent un espace de scène que la comédienne va finir d’orner de découpages qu’elle réalise à jardin, sur une table à tréteaux surchargée d’accessoires du monde moderne. Une thermos de thé, des rouleaux d’adhésifs multicolores, des ciseaux, des boîtes, des accessoires divers. C’est progressivement que s’ordonnanceront les éléments qui alimentent la représentation et qu’ils prendront sens. En tenue moderne, short long noir et baskets, Yuri Itabashi s’active avant de venir au-devant de la scène nous expliquer où nous sommes et ce qui se passe. Car tout ceci commence par une histoire, celle d’un genre et celle d’un pari.

Phot. © Ayakatomokane - Courtesy of Kinosaki International Arts Center (Toyooka City)

Phot. © Ayakatomokane - Courtesy of Kinosaki International Arts Center (Toyooka City)

Un spectacle extrêmement codifié

Le nō japonais n’est pas n’importe quel spectacle. Constitué à la fin du XIIIe siècle, il s’est progressivement enrichi et fixé jusqu’à devenir, trois siècles plus tard, un art extrêmement codifié comportant près de cent quarante masques et des costumes somptueux élaborés dans le contexte d’un répertoire figé où dieux, femmes, guerriers, démons ou personnages le plus souvent issus du monde réel constituent les sujets de la représentation. Hautement stylisé, le nō trouve son origine dans les danses rituelles et la chorégraphie sacrée destinées à assurer de bonnes récoltes et à apaiser les mauvais esprits. Elles seront folklorisées par la suite en intégrant farces et pantomimes. Le nō comporte traditionnellement deux actes, l’un d’exposition, l’autre d’action, séparés par un intermède. 

Une démarche d’ethnographie théâtrale

C’est avec les moyens du récit que s’élabore peu à peu sur scène le paysage du nō traditionnel. La comédienne poursuit son installation et, au fil de son explication, dresse progressivement le portrait physique d’un théâtre de nō, avec son toit qui recouvre l’aire de jeu, ses pilastres de cèdre qui constituent pour les acteurs, dont la vision est réduite par le masque, un moyen de s’orienter. Elle situe les spectateurs frontalement et sur le côté droit de la scène, évoque la passerelle qui permet aux acteurs d’entrer sur scène côté cour en passant une ouverture fermée par un rideau à cinq couleurs. Un certain humour pointe, derrière ce décalage entre la magnificence mythique du nō et la représentation symbolique faite de bric et de broc que la comédienne construit, accessoire décalé après accessoire décalé, devant nos yeux. Elle nous donne des clés d’entrée qui laissent place à l’imaginaire…

Phot. © Ayakatomokane - Courtesy of Kinosaki International Arts Center (Toyooka City)

Phot. © Ayakatomokane - Courtesy of Kinosaki International Arts Center (Toyooka City)

Okina, un rôle à part dans le spectacle du nō

Okina, traditionnellement joué lors des fêtes du nouvel an, occupe une place à part dans les représentations du nō. Il en est la part archaïque, primitive, la survivance d’une cérémonie dont le caractère religieux et rituel est devenu forme spectaculaire mais qui survit cependant. Cet aspect-là, Yuri Itabashi, la comédienne-narratrice, ne se contentera pas de l’expliquer au public. Elle dressera pour nous l’autel qu’on lui érige, installera soigneusement son décor, disposera les bougies qui veillent de chaque côté avant de disposer ce qui caractérise la cérémonie d’Okina, les deux masques de vieillards souriants, l’un blanc (Okina), l’autre noir (Samba-sô), qui en seront les maîtres de cérémonie, antérieurs, dans leur apparition, à la formalisation du nō. C’est masquée avec l’un, puis avec l’autre, qu’elle se livrera à un rituel de lente danse à l’éventail avec Okina puis de piétinement bruyant et joyeux au son du sistre avec Samba-sô. Une figuration des rituels de mort et de renaissance de la nature qui n’est pas sans rappeler celle de nombre d’autres civilisations.

Phot. © Ayakatomokane - Courtesy of Kinosaki International Arts Center (Toyooka City)

Phot. © Ayakatomokane - Courtesy of Kinosaki International Arts Center (Toyooka City)

De la place des femmes dans le nō japonais

Choisir une femme pour incarner un spectacle de nō relevait déjà d’un choix délibéré. Traditionnellement joué par des hommes – ce qui ne différencie guère le nō du théâtre élisabéthain, par exemple – le nō fait aujourd’hui place à environ deux cent cinquante femmes, invisibilisées par le système, placées sous l’autorité de « maîtres » exclusivement masculins. Si leur présence est tolérée dans les représentations de nō, elle est interdite en ce qui concerne Okina. La raison en est la « souillure » (kegare) qui résulte du contact avec la mort, l’accouchement, la maladie et les menstruations. La « pureté » indispensable au danseur qui incarne sous le masque, une divinité et devient la divinité même, exclut les femmes…

Faire jouer Okina par une femme

Aller contre l’interdit qui frappe les femmes en ce qui concerne Okina relevait pour toute interprète de nō d’une mission impossible compte tenu des barrières érigées par la hiérarchie mise en place pour contrôler la pratique du nō. En choisissant une comédienne de l’avant-garde japonaise, Maxime Kurvers, avec beaucoup de malice, n’affronte pas la difficulté mais la contourne. Jamais Yuri Itabashi ne prétend incarner Okina. C’est en tant que comédienne qu’elle cherche à mesurer l’ampleur du rôle, dans le décalage entre ce qu’elle montre d’Okina et sa personnalité de comédienne qu’elle inscrit cette évocation. Un entre-deux qui touche sans toucher à une tradition immuable et en révèle, dans le même temps, l’inanité.

Au-delà de cette évocation du nō, qui conserve, même avec la distance, un certain pouvoir de fascination, c’est une facette très conservatrice de la société japonaise, dans les rapports entre les sexes, que le spectacle révèle. La modernité a beau être passée par là, il est de certains archaïsmes qui ont la vie dure… 

Okina
S Conception et mise en scène Maxime Kurvers S Avec Yuri Itabashi S Scénographie Anne-Catherine Kunz, Maxime Kurvers S Costumes Kyoko Fujitani S Lumière Manon Lauriol S Collaboration artistique Camille Duquesne S Traducteur-interprète Akihito Hirano S Écriture et dramaturgie Maxime Kurvers et l’équipe S Coordination Japon Takafumi Sakiyama S Conseiller à la diffusion Jérôme Pique S Production MDCCCLXXI S Coproduction CNDC Angers ; Théâtre Garonne – Scène européenne ; Kinosaki International Arts Center ; Festival d’Automne à Paris S Avec le soutien en résidence de création de La vie brève – Théâtre de l’Aquarium et celui de l’Atelier de Paris – Centre de développement chorégraphique national S Projet soutenu par la DRAC Île-de-France – ministère de la Culture et par la Région Île-de-France dans le cadre de l’aide à la création dans le domaine du spectacle vivant S Le Festival d’Automne à Paris est coproducteur de ce spectacle et le présente en coréalisation avec l’Atelier de Paris – Centre de développement chorégraphique national Durée 1h20

Atelier de Paris – CDCN, Cartoucherie, Route du Champ de Manœuvre, 75012 Paris
17 – 19 octobre 2024, jeu. ven. 20h, sam. 17h

31 janvier-1er février 2025 Théâtre Garonne avec La place de la danse CDCN Toulouse / Occitanie

20 et 21 mars 2025 CNDC – Angers

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