29 Octobre 2024
Simon Abkarian campe ici un Ménélas abandonné qui se joue et se rejoue la fuite d’Hélène et l’échéance inévitable de la guerre de Troie dans la fumée morose d’un café triste, loin des couleurs chatoyantes de l’épopée homérique.
Dans un café désert, deux musiciens s’attablent devant un verre d’ouzo. L’un joue du bouzouki, l’autre de la guitare, les instruments de prédilection du rébétiko, un genre musical dont les plus proches parents pourraient être, dans l’esprit, le fado portugais et le tango argentin. Une musique des bas-fonds, de la lie de la société, des laissés pour compte, qui raconte des vies de rien. Des complaintes sulfureuses, mal-pensantes où, sur des rythmes venus d’Orient – elle est le fait d’hommes venus d’Asie Mineure, de Grecs des années 1920 autrefois installés de l’autre côté du Bosphore, que la fin de la guerre gréco-turque a ramenés « chez eux », dans une patrie devenue étrangère –, on chante l’exil, les amours malheureuses, les trahisons, les crimes d’honneur, l’oubli dans l’alcool, la drogue et la prostitution.
Celui qui les rejoint est un chat de gouttière, un hidalgo sombre au port fier sanglé dans un impeccable costume noir, chemise et cravate de même non-couleur et souliers vernis. Il avance lentement, d’un pas légèrement dansé. Le chapeau de laine sur la tête, la chaîne de montre en or dépassant du gousset, il pourrait être chef de bande, mafieux ou maquereau. Et qu’est-il d’autre en vérité, celui dont la femme a été qualifiée par les Grecs de putain, de traînée ? Pourtant, il est roi. Il est Ménélas, roi de Sparte, qu’Hélène a quitté pour fuir avec Pâris. Dans ce café funèbre et désert, il vient confier ce qui le ronge et ce qui le détruit.
Un texte qui se décale de l’Iliade
Point de Grec étincelant et victorieux qui court sus à l’ennemi ravisseur mais un homme au regard amer qui sait que la guerre est inévitable parce que le père d’Hélène a fait jurer à tous les prétendants qu’ils se ligueraient contre celui qui enlèverait sa fille à son époux. Point d’exploits en perspective mais un homme à terre qui dit sa peine et sa détresse.
Il est celui qui ne deviendra jamais un héros, il est le cocu qu’on ne considérera plus roi, il est le jouet des appétits de lucre et de pouvoir de son frère Agamemnon et le rejeton d’une race maudite. Et il ne comprend pas. Pourquoi cette femme qui l’a choisi parmi tant de prétendants, dont il a exploré dans un jardin de délices mutuels les anfractuosités du corps et les parcelles de peau, s’est détournée de lui.
Il dit le passé, l’amour fou qui enchante le paysage, sa vie d’homme à genoux qui, de son plein gré, mordait la poussière. Il évoque le présent, ce tombeau de nuit qui ne s’efface plus, sa raison qui chavire et la nasse de ses pensées « tissée de rage et de rancœur ». Sa langue est belle et âpre, lyrique et triviale, incantatoire et traversée d’orages. Elle est toute de phrases courtes, qui viennent percuter sans cesse la barrière de l’absence pour tenter de percer l’écran noir et opaque qui s’est interposé.
Un dialogue subtil entre le texte et la musique
Une poésie puissante surgit comme écume au front de la mer de ce récit qui va et vient, avance et recule, se heurte parfois aux invectives des Grecs, roule dans les remous qui mouvementent la détresse et la désespérance de Ménélas. Construit en odes qui abordent chaque fois l’un des thèmes qui forment le long cortège des raisons de son affliction, le monologue de Ménélas dialogue avec la musique. Ce sont des chansons, dont on ne comprend pas le sens car aucune traduction n’est donnée mais dont on perçoit la charge d’affliction, ou l’accompagnement que le bouzouki et sa version miniature, le baglama, épaulés par la guitare, installent au fil du texte comme pour dire le blues d’un monde irrémédiablement souillé dans lequel la plainte est sans remède. Chaque fois leur osmose installe une petite musique de l’âme qui provoque l’émotion sans sombrer aucunement dans le sentimentalisme.
Une gestuelle de la contrainte et du peu
C’est dans cette économie expressive que s’inscrit le spectacle. Simon Abkarian, qui incarne Ménélas, est d’abord texte. Une profération. Un texte retenu comme l’est sa gestuelle. Il bouge peu, se tient engoncé dans son costume comme pour ne pas laisser échapper ses sentiments. Les mots, il les énonce avec parcimonie, comme il économise ses gestes et les embryons de danse populaire dont il ne dessine que l’esquisse ou un fragment de mouvement qu'il effectue au ralenti, comme pour en faire percevoir la force cachée, et qu’il arrête aussitôt né. Parce qu’exprimer n’est pas possible.
Cette danse dont il dit qu’elle « dompte les mots » est celle de son exil et elle fonctionne à double sens. Ménélas vit en exil à l’intérieur de lui-même mais sa relation avec la musique nous parle aussi d’un autre arrachement. Celui de ces exilés de l’intérieur revenus en Grèce continentale, dont les références culturelles sont traquées, interdites. La mise en place d’un régime dictatorial dans les années 1930 – celui de Ioánnis Metaxás – les censure au nom d’une « purification » de la culture grecque de ses scories orientalisantes et d’une volonté d’occidentalisation du pays. Un exil intérieur que parachèvera politiquement, à partir de 1967, la dictature des colonels. Ménélas déclarera : « Je comprends maintenant l’Exil que chantent les bardes venus de la lointaine Ionie, je comprends l’amertume du pain et du vin quand on est l’étranger. Je comprends que je suis mort à la joie. »
Hélène, c’est la liberté enfuie, la singularité persécutée en même temps que la passion disparue et la rhapsodie que Ménélas compose pour elle est un magnifique chant d’amour où s’exprime une flamme intacte envers un monde défunt, qu’il évoque de manière bouleversante. Près de dix ans après, Simon Abkarian imaginera une autre face de cette histoire, en laissant s’exprimer Hélène et son désir de liberté dans Hélène après la chute (qui fait l’objet d’un article séparé) où se joue la confrontation de l’Homme et de la Femme.
Ménélas rebétiko rapsodie
S Texte de Simon Abkarian (publié aux éd. Actes Sud Papiers) S Avec Simon Abkarian, Grigoris Vasilas (chant et bouzouki) et Kostas Tsekouras (guitare) S Collaboration artistique Natasha Koutroumpa, Catherine Schaub-Abkarian, Pierre Ziadé S Création lumière Jean-Michel Bauer S Régie Plateau Maral Abkarian S Production Compagnie des 5 Roues S Création au Grand Parquet en janvier 2013 avec le soutien de la Spedidam S Nomination 2014 Molière du Théâtre Musical S Le texte a été enregistré par France Culture en octobre 2022, pour une fiction sonore réalisée dans le cadre d’un cycle consacré à l’auteur Simon Abkarian S Durée 1h
Du 9 octobre au 3 novembre 2024
Théâtre de l’épée de Bois – Cartoucherie, Route du Champs de Manœuvre, 75012 Paris
www.epeedebois.com
NB Ce spectacle forme un diptyque avec Hélène après la chute, également présenté au Théâtre de l’épée de Bois dans le cadre du festival Une Odyssée en Asie mineure durant lequel spectacles, concerts, lectures, expositions, conférences et soirées musicales se succèdent.
Voir notre article sur Hélène après la chute : http://www.arts-chipels.fr/2023/11/helene-apres-la-chute.au-dela-de-l-iliade-les-dechirures-d-un-amour-fou.html