30 Septembre 2024
Le Musée d’art et d’histoire du judaïsme consacre une exposition passionnante à l’une des figures marquantes de la culture yiddish qui hante, encore aujourd’hui, notre imaginaire. Le livre éponyme, publié en coédition avec les éditions Actes Sud, complète le parcours de l’exposition et enrichit le propos.
La langue yiddish comptait, avant la Seconde Guerre mondiale, environ onze millions de locuteurs, répartis en Europe centrale et orientale. Une langue transfrontalière dérivée du haut allemand, mâtinée de vocabulaire hébreu et slave, parlée par l’ensemble des populations juives de ces régions. Elle n’est plus aujourd’hui pratiquée que par une minorité, de moins en moins importante, dispersée dans le monde.
L’exposition que consacre le Musée d’art et d’histoire du judaïsme à l’une des figures marquantes de la culture yiddish, le Dibbouk, répond à un objectif multiple : évoquer et raviver les couleurs de cette part menacée de la culture juive en rappelant cette figure emblématique du folklore yiddish, « fantôme d’un monde disparu », englouti par le génocide ; montrer la force que la vitalité passée de ce mythe exerce encore aujourd’hui dans l’imaginaire collectif et ses prolongements contemporains. Dans un parcours chrono-thématique, l’exposition s’intéresse aux origines de la figure du Dibbouk, aux rites liés à son existence avant d’évoquer l’extraordinaire expansion dans le monde de l’engouement qu’il suscite au fil du temps, jusqu’à l’époque contemporaine.
Michał Waszyński, Der Dibek, Pologne, 1937, 98 min. Scénario Alter Kacyzne, Andrzej Marek et Anatol Stern d’après la pièce de Sh. An-ski. Production Warszawskie Biuro Kinematograficzne Feniks © Lobster Films Collection
La possession par les morts, une constante des croyances populaires
On retrouve dans toutes les cultures, et pas seulement judéo-chrétiennes, cette croyance que l’esprit des morts peut revenir habiter l’âme des vivants et s’emparer de leur corps. Cela se produit le plus souvent lorsqu’une anomalie intervient lors du passage de vie à trépas – décès prématuré, anormal, cycle de vie non mené à son terme naturel – ou lorsque les rites favorisant l’entrée dans l’au-delà ont été perturbés. Alors les esprits ne trouvent pas le repos et reviennent hanter les vivants. Cette présence des morts chez les vivants trouve son expression dans les fêtes des morts comme celle du 1er novembre ou dans le carnaval dans lequel les ethnologues considèrent que, derrière les masques, ce sont les âmes des morts qui reviennent. Souvent maléfiques, obsédants, incontrôlables, ces fantômes s’immiscent dans le corps d’un vivant et seuls des rites de conjuration, voire d’exorcisme, sont en mesure de les chasser.
Ephraim Moses Lilien, Illustration pour Die Bücher der Bibel. Verlag von George Westermann, Braunschweig, 1909. Agrandissement. Paris, mahJ - Photo Christophe Fouin
Les sources antiques du Dibbouk
Déjà dans le premier livre de Samuel, on trouve mention d’une pratique d’expulsion d’un démon tourmenteur lorsque David, en jouant de la harpe, libère le roi Saül du mauvais esprit qui l’obsède. Les objets issus de fouilles certifient la présence de pratiques antidémoniaques : amulettes, ostraca et inscriptions sur papyrus attestent du phénomène, tout comme ces coupes issues de fouilles irakiennes, qu’on enfouissait à l’envers dans le périmètre des maisons, présentes dans l’exposition. Les récits talmudiques et misdrashiques de l’Antiquité tardive portent des mentions similaires d’exorcismes et ces croyances anciennes viennent se mêler, au Moyen Âge, à celles issues de la kabbale. Mais c’est seulement au XVIIe siècle qu’on voit apparaître dans un ouvrage imprimé la mention du dibbouk.
Incursion dans le pays des âmes attachées
Le Dibbouk tire son nom d’un mot qui signifie « attachement ». L’esprit qui s’installe dans le corps d’un vivant ne se contente pas de l’obséder. Il le colonise littéralement, s’empare de sa pensée, modèle son comportement, sans être nécessairement d’origine démoniaque. Il fait franchir au possédé les limites imposées par les règles sociales et se traduit par des dédoublements de personnalité et des comportements déviants par rapport aux normes sociales. Ces transgressions inacceptables en même temps qu'inexprimables consciemment sont reportées sur un « autre », le « possédé ». Le déviant n’est alors plus le responsable mais la victime et il faut chasser l’esprit du corps dans lequel elle s’est réincarnée pour que revienne l’équilibre sans lequel la société vacille. L’exorcisme assurera cette fonction. On comprendra sans peine que ces formes de révoltes individuelles incarnées dans l’autre Moi qui s’exprime aient fasciné les artistes à partir du romantisme.
Solomon Youdovine, Synagogue de Moguilev. Photographie prise lors de l’expédition ethnographique dans les villages de Podolie et de Volhynie, 1912-1914. Saint-Pétersbourg, Petersburg Judaica
La mémoire populaire juive, dans le courant de l’Europe des peuples
La mi-temps du XIXe siècle, qui voit l’éclosion des revendications sociales, voit aussi celle des nationalismes, des peuples et des communautés. À cette époque, partout en Europe fleurit une revendication d’autonomie des peuples contre les grands empires et les pouvoirs centraux. Elle passe par la culture et par la langue. La mémoire populaire, survivance d’une individualité face au nivèlement imposé, apparaît alors comme l’une des valeurs refuge. Ce n’est, pour donner un exemple, pas par hasard que Nerval, en 1853-1854, nourri par un romantisme épris de nature, puise dans les traditions du Valois pour ses Filles du feu.
Ce courant qui traverse l’Europe et va de pair avec la protestation contre une société dont l’industrialisation croissante aliène l’homme est aussi l’un des moteurs qui anime Shalom An-ski, un journaliste et écrivain originaire de l’actuelle Biélorussie. Il reçoit une éducation traditionnelle juive, se forme aux métiers de relieur, de serrurier et de tailleur avant d’avoir maille à partir, en tant qu’opposant politique, avec les autorités et de gagner Paris où il devient Secrétaire du Parti socialiste révolutionnaire russe. Revenu en Russie, il organise, entre 1911 et le début de la Première Guerre mondiale, plusieurs expéditions en Volhynie et Podolie (actuellement en Ukraine) pour recueillir documents et témoignages relatifs à la tradition juive yiddish. Campagnes photographiques, recueils de témoignages, questionnaires élaborés, objets, dessins, récits et fables, aujourd’hui en grande partie disparus au cours de la Seconde Guerre mondiale et dont ne demeurent que des fragments, constituent le corpus incomparable d’une société déjà menacée de disparition par la modernisation et l’industrialisation, que les remous de l’Histoire achèveront de faire sombrer.
Frappé par la légende du Dibbouk, An-ski en tire une pièce qui intègre dans son propos les éléments des entretiens réalisés au cours de cette collecte. Il l’écrit en russe et l’envoie en 1914 au directeur du Théâtre d’Art de Moscou, Constantin Stanislavski, qui lui conseille d’en réaliser une version en yiddish. Inscrite au programme du Théâtre d’art de 1915, la pièce n’est pas montée. Traduite en hébreu par Haïm Nahman Bialik, la traduction fait l’objet d’une version en yiddish réalisée par An-ski et montée pour la première fois en Pologne en décembre 1920. La version en hébreu, par une troupe professionnelle, verra le jour à Moscou en 1922.
Michał Waszyński, Der Dibek, Pologne, 1937, 98 min. Scénario Alter Kacyzne, Andrzej Marek et Anatol Stern d’après la pièce de Sh. An-ski. Production Warszawskie Biuro Kinematograficzne Feniks © Lobster Films Collection
Entre deux mondes
Entre deux mondes, c’est ainsi que s’intitule la pièce d’origine, le Dibbouk n’en constituant que le sous-titre. C’est l’histoire de deux jeunes gens, promis l’un à l’autre dès leur enfance par leurs parents, promesse oubliée par le père de la jeune fille qui concocte pour elle un riche mariage. Les deux jeunes gens, Léa et Hanan, se rencontrent néanmoins et tombent amoureux. Le jeune homme, espérant acquérir la richesse pour se concilier le père de la jeune fille, se livre à des activités cabalistiques qui lui sont fatales. Mais l’âme du mort reste prisonnière de sa passion inassouvie. Invitée à ses noces par Léa, l’âme d’Hanan vient habiter le corps de la jeune fille et lui fait refuser le mariage. L’exorcisme qu’on lui fera subir isole son âme de celle d’Hanan, mais elle ne survit pas à cette amputation et rejoint son bien-aimé.
Cet Entre deux mondes, qui marque la frontière entre morts et vivants mais aussi entre amour et devoir, liberté de choix individuelle et diktats sociaux, revêt une autre portée symbolique. « Pièce ethnographique », le Dibbouk deviendra le chant du cygne d’une culture en passe de disparaître, et qui jette ses derniers feux.
Joseph Bulov dans le rôle de Henekh et Eliyahu Stein dans le rôle de Hanan. Image publicitaire pour le Dibbouk de la Vilner Trupe, Varsovie, 1921. Contretype, New York, YIVO Institute for Jewish Research
Un succès hors du commun
Manifestation éclatante de la culture yiddish, le Dibbouk est d’abord présenté à Varsovie le 9 décembre 1920 par les acteurs de la Vilner Trupe, une troupe composée de réfugiés de la Première Guerre mondiale et d’artistes russes au chômage. Leur l’ambition affichée, inspirée par le modèle du Théâtre d’Art de Moscou, est de réinventer l’art du théâtre yiddish en proposant des pièces dites « de qualité ».
La création du Dibbouk marque un tournant dans l’approche esthétique de la compagnie. Elle lui offre l’opportunité d’explorer le style expressionniste, inspiré des expérimentations de l’avant-garde en Russie comme en Europe. C’est pour le public une nouveauté absolue et le succès est au rendez-vous. Élites littéraires et théâtrales polonaises, juives et non-juives, se pressent au spectacle, des correspondants étrangers de journaux sont envoyés à Varsovie. La salle ne désemplit pas. Les 390 représentations de la première année font salle comble en même temps que boule de neige. La troupe se scinde en deux branches qui parcourent l’Europe, d’abord centrale et orientale, puis occidentale, à Londres, Paris, Anvers.
Hanna Rovina dans le rôle de Léa, Théâtre Habima, Berlin, 1926. Contretype moderne, Cologne, Universität zu Köln
L’aventure russe
En Russie, Stanislavski mandate l’un de ses élèves, Evgueni Vakhtangov, pour monter le spectacle en hébreu à Moscou. Si le projet de création d’un véritable théâtre de langue hébraïque émerge en 1913, c’est à la révolution russe qu’il doit son essor. En 1917, le régime issu de la révolution d’octobre autorise les minorités à perpétuer leurs traditions dans leur propre langue. Stanislavski, que la démarche intéresse, accueille la jeune troupe amateur d’Habima au sein de son école. D’origine arménienne, Vakhtangov ne parle pas l’hébreu. Il s’appuie sur certains des participants à la campagne ethnographique d’An-ski et, pour les décors et les costumes, sur un artiste de renom, Nathan Altman – Chagall, un temps pressenti, conservera une certaine animosité d’avoir finalement été écarté. Vakhtangov adapte la pièce en mettant en relief les différences de classe entre les protagonistes, invente pour chaque personnage un geste caractéristique, traite le maquillage comme un masque, explore, dans ce qu’il qualifie de « réalisme fantastique », une veine expressionniste. Le spectacle est présenté au public le 31 janvier 1922, un an après sa présentation à Varsovie, avec un énorme succès.
Heureux temps où toutes les innovations esthétiques sont encore permises, avant que ne se referme la nasse du réalisme socialiste… Le Théâtre Habima quittera l’Union soviétique en 1926, sous le prétexte d’une tournée en Europe, puis aux États-Unis, avant de rejoindre la Palestine. Il est aujourd’hui le théâtre national d’Israël.
Issachar Ryback, Village avec la vache rouge, 1917. Huile sur toile, 55 x 72 cm. Bat Yam, Israël, MoBY musée Issachar Ryback
Une esthétique révolutionnaire
L’une des raisons du succès du Dibbouk tient à son esthétique résolument tournée vers l’art de son temps, qui inscrit la tradition dans une actualité, ne la cantonne plus dans la répétition de modèles anciens mais inclut une forme de savoir immémorial dans un monde en marche. Décors géométriques de guingois qui chassent la verticale, effets expressionnistes amplifiés par un éclairage à la bougie qui découpe fantomatiquement les visages, inspiration puisée dans les motifs décoratifs et populaires passés par une stylisation contribuent à faire du spectacle un porte-parole emblématique de la vitalité de la culture juive. À Paris, la troupe Habima présente le spectacle en 1926. Deux ans plus tard, Gaston Baty la monte en français et la présente, signe de la notoriété du Dibbouk, au Théâtre des Champs-Élysées.
Un film devenu un classique
L’adaptation de la pièce à l’écran est réalisée, en 1937, à Varsovie, par Michal Waszyński. Confiée à un réalisateur très populaire, célèbre à son époque, elle mobilise des moyens très importants et le film excède dans sa durée – deux heures – le temps moyen d’un film. Sa réalisation rassemble des personnalités de l’époque tels que le poète et photographe Alter Kacyzne, exécuteur testamentaire d’An-ski, l’historien Meir Balaban, fondateur de l’historiographie juive qui intervient en tant que consultant, le musicien Henekh Kon, lié dès 1920 à la scène yiddish, ou Anatol Stern, proche des milieux futuristes. Mais la sortie du film en 1937 signe aussi le glas du devenir yiddish en Europe centrale et orientale. Outre ce qui se passe en Allemagne, un gouvernement d’extrême-droite vient de gagner les élections en Pologne et la situation des juifs devient problématique. Dernier tour de piste, dernière danse au bord du précipice, le film a un côté testamentaire.
Martha Swope (photographe), Patricia McBride et Helgi Tomasson dans Dybbuk. Musique Leonard Bernstein. Chorégraphie Jerome Robbins pour le New York City Ballet, 1974. Tirage jet d’encre, Courtesy of The New York City Ballet Archives
De l’après-guerre à la période contemporaine
L’exposition présente ensuite les diverses explorations auxquelles le Dibbouk ouvre la porte, dans l’immédiate après-guerre, mais aussi dans les années soixante, après le spectaculaire enlèvement, en 1960, d’Adolf Eichmann en Argentine et son procès en Israël. Métaphore d’un peuple encore debout, la pièce est représentée à Broadway. Sydney Lumet l’adapte pour la télévision avec, dans le rôle de Léa, Carol Lawrence, la Maria de West Side Story, en faisant précéder le film, événement inédit, d’un prologue où il évoque son père, un des vétérans de la scène yiddish, et ces « individus qui ne sont plus de ce monde ». Leonard Bernstein et Jerome Robbins, à la fin des années 1970, créeront un ballet sur le thème du Dibbouk. Les plasticiens transforment aussi cette mémoire en mémoire vive, Eloïse Vega Smith en piégeant l’ombre fantôme d’Eichmann dans la cage de verre destinée à le protéger lors du procès, Sigalit Landau en immergeant la robe noire de Léa dans des bains d’eau salée de la mer Morte, comme un symbole d’imprégnation dans lequel on peut voir les larmes causées par l’holocauste comme la matérialisation d’une cuirasse faite du sel de la Terre promise.
Plus référentiels et moins directs sont le double visage homme-femme de Chagall (David et Bethsabée), qui ouvre l’exposition, ou l’étrange assemblée de vieillards de la Classe morte de Tadeusz Kantor, installés sur les bancs de l’école en portant sur leur dos leur enfance marionnette, que filme Andrzej Wajda. On pourra encore évoquer le prologue, complètement déconnecté du film A Serious Man des frères Cohen, qui fait apparaître en 2009 un dibbouk en rabbin.
Sigalit Landau, Salt-Crystal Bridal Gown V (robe de mariée imprégnée de cristaux de sel de la mer Morte), 2014. Tirage jet d’encre, Paris, collection particulière
Une diversité passionnante et une très grande richesse
Les quelques 200 documents présents dans l’exposition sont d’une richesse impressionnante. Affiches de toutes origines et de divers pays des représentations du Dibbouk, dont l’une, unique, dans le ghetto de Varsovie ; ouvrage du XVIIe siècle où apparaît, pour la première fois, la mention du Dibbouk ; amulettes et formules d’exorcisme ; coupes de conjuration disposées autour des maisons ; ouvrages divers composent le parcours de l’écrit. Du côté de l’image, photographies d’acteurs et de représentations, dessins de motifs décoratifs populaires et croquis de rideau de scène, de décors ou de personnages abondent, escortés par des peintures. Du côté de l’image animée, parfois sonore, on découvrira aussi bien des extraits du film de 1937 – nouvellement ressorti en DVD – que, rarissime, une captation partielle de la mise en scène de Vakhtangov, mais aussi la présentation inaugurale de Sydney Lumet ou le prologue des frères Cohen.
Pour les passionnés de culture juive, l’exposition évoque ce « monde disparu » qui refuse de disparaître. Pour les passionnés de théâtre, de cinéma et de beaux-arts, c’est une fenêtre ouverte sur une période exceptionnelle de l’histoire de l’art comme de l’histoire tout court au moment clé où émerge le monde moderne et où se mettent en place les éléments constitutifs de notre temps.
Le livre qui accompagne l’exposition – plus qu’un catalogue –offre une source documentaire de premier choix, aussi bien dans l’abondance des illustrations qui le ponctuent de bout en bout que dans les présentations, textes et documents qui jalonnent toutes les étapes du parcours proposé. Cette armoire à souvenirs qu’on ouvre pour feuilleter et picorer est en même temps un lieu de vie et une matière à découvertes.
Le Dibbouk, fantôme d’un monde disparu.
Du 26 septembre 2024 au 26 janvier 2025, du mardi au vendredi de 11h à 18h, nocturne le mercredi jusqu’à 21h
Musée d’art et d’histoire du judaïsme – Hôtel de Saint-Aignan, 71 rue du Temple, Paris 4e
www.mahj.org T. 01 53 01 86 53
Commissaires de l’exposition : Pascale Samuel et Samuel Blumenfeld
Catalogue de l’exposition : coédition mahJ et Actes Sud